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était à la fois le premier ministre et le favori. Or, ces amours royales n'étaient un mystère pour per

sonne.

Grâce à l'habileté de son premier ministre et à sa politique à la fois ferme et audacieuse, Catherine avait conquis la Tauride et la Crimée; elle avait parcouru triomphalement ses nouveaux États. Son voyage sur le Volga avait rappelé la navigation romanesque de Cléopâtre. De retour dans sa capitale du nord, Catherine régnait avec pompe au milieu d'une cour galante et adulatrice, dont elle était le génie couronné. Ses amitiés étaient illustres. Entre elle et Voltaire, Diderot, d'Alembert, le roi de Prusse, l'empereur Joseph II, c'était un échange d'idées et de sentiments dont la philosophie s'enorgueillissait. Voltaire avait écrit au sujet de la czarine ce vers fameux :

C'est du nord aujourd'hui que nous vient la lumière,

parole de courtisan, mais en quelque sorte justifiée par la grande intelligence de l'impératrice de Russie.

Saint-Pétersbourg s'embellissait et devenait une capitale vraiment européenne. La civilisation y faisait des progrès avec une rapidité surprenante; civilisation trop hâtée peut-être pour ne pas conserver longtemps encore cet élément tatar dont le caractère russe a bien de la peine à se débarrasser, même de nos jours.

Comme dans toute capitale, l'extraordinaire avait de grands succès à Saint-Pétersbourg. L'audace des novateurs en philosophie y était applaudie à la cour; les sciences et les arts y exerçaient une influence prestigieuse, les idées nouvelles y tournaient bien des têtes, chez les castes nobles et surtout parmi la jeunesse.

On avait appris dans cette ville certaines aventures étranges sur le successeur du comte de SaintGermain, sur Gagliostro le chimiste ou le sorcier, qui avait le secret de l'élixir de vie, et par conséquent de la santé et de la conservation de la jeunesse et de la beauté. Le médecin chimiste, outre ses cures merveilleuses, avait aussi la réputation d'alchimiste initié aux sciences occultes. On doutait qu'il eût trouvé la pierre philosophale, mais on n'osait pas affirmer non plus qu'il n'eût pas le secret de produire de l'or par des mélanges et des diamants par des mixtions. Son fourneau magique tenait en éveil tous les esprits, et la beauté de Lorenza échauffait bien des imaginations.

Une aventure vint à se produire et fit beaucoup de bruit.

L'enfant d'un grand seigneur était dangereusement malade. Il avait à peine un an. Bientôt les médecins déclarèrent qu'ils n'avaient plus d'espoir de le sauver. On parla de Cagliostro au comte et à la comtesse***. Il fut appelé. L'enfant était à toute

extrémité. Cagliostro examina le malade, et promit hardiment de le rendre à la santé, mais à la condition qu'on transporterait chez lui cet enfant presque moribond. Les parents y consentirent avec peine; mais ils ne voulurent pas renoncer à ce dernier moyen de sauver la vie de leur fils bienaimé.

Au bout de huit jours, Cagliostro vint déclarer à la famille que l'enfant allait mieux, mais il continua à interdire aux parents toute visite. Au bout de quinze jours, il permit au père de voir son enfant quelques instants. Le comte ***, transporté de joie après sa visite au malade, offrit à Cagliostro une somme considérable. Celui-ci refusa, déclarant qu'il n'agissait que dans un but d'humanité, et qu'il rendrait l'enfant dans un état de santé parfait, sans accepter la moindre rémunération.

Cette générosité de conduite, cette noblesse de sentiments excitèrent un enthousiasme universel à Saint-Pétersbourg. Les détracteurs du comte de Fénix (c'est le nom que Cagliostro avait pris en arrivant en Russie) eurent la bouche close et demeurèrent confus. Partout où se montrait le célèbre étranger, il était entouré et fêté. Des malades illustres se présentaient chez lui. Il les congédiait avec une rare politesse, avec une aménité charmante, en déclarant qu'ils avaient à Pétersbourg les plus habiles praticiens à leurs ordres, et qu'il se gar

derait bien de traiter les clients de ses maîtres, se regardant comme le plus humble de leurs confrères. Mais si des infirmes et des malades de la classe pauvre venaient réclamer son ministère, il leur prodiguait ses soins, ses médications, les soulageait, les guérissait quelquefois, et, de plus, les assistait de sa bourse avec une générosité princière.

Vraiment cet homme était étourdissant. Le médecin avait réhabilité le charlatan; le bienfaiteur avait racheté l'aventurier. Le peuple commençait à le regarder comme un être surnaturel, et les hautes classes, forcées de l'admirer, lui rendaient toute leur estime.

Or la belle Lorenza ne contribuait pas peu au succès de son mari. Aux élixirs, aux spécifiques que distribuait le comte de Fénix, elle ajoutait l'aimant de son regard et l'enchantement de ses paroles.

Les vieux seigneurs de la cour, les rudes boyards, commencèrent décidément à devenir plus traitables pour le célèbre aventurier. Magicien ou non, il opérait des guérisons, et donnait de l'argent à ses malades au lieu d'en recevoir. Pour un brigand, c'était un fort honnête homme; pour un sorcier, c'était un fort bon chrétien. Quant aux jeunes seigneurs, dès l'arrivée du comte de Fénix, ils avaient été ses partisans. Ils étaient si beaux et si noirs, les yeux de la comtesse!

On est forcé d'avouer qu'à cette époque la conduite de Cagliostro était d'une habileté merveilleuse; il avait trouvé le secret infaillible pour réussir. On était à la veille de le prendre au sérieux, lui, sa morale et sa science, et pour peu qu'il eût encore joué son jeu avec prudence, pour peu surtout que Lorenza eût voulu y aider, Pétersbourg, la cour, les boyards, l'impératrice même accepteraient ce personnage étrange comme un esprit supérieur, un inspiré d'en haut, un ange incarné qui pouvait accomplir des miracles. On était bien près alors de croire à sa longévité de vingt siècles, à sa divination, à ses secrets surnaturels, à son élixir de vie, à ses fourneaux redoutables, à son or et à ses diamants. Qui sait? on eût peut-être accepté aussi la franc-maçonnerie égyptienne, et le grand cophte serait parvenu probablement à fonder une logemère à Pétersbourg.

Mais il devait en être autrement. Il arriva que, par une nuit de juin, un droschki s'arrêta devant la porte de la maison habitée par le comte de Fénix. Un homme de quarante ans environ, et d'une mise de fort bon goût, descendit de la voiture légère et frappa à la porte discrètement. La porte, fort intelligente et fort obéissante, s'ouvrit aussitôt. Le comte de Fénix (singulier hasard!) se trouvait précisément au pied de l'escalier, un flambeau de vermeil à la main. Il salua l'étranger avec

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