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subite d'une constitution nouvelle, appropriée, durable, est une entreprise qui surpasse les forces de l'esprit humain.

En tout cas, je concluais que, si jamais nous découvrons celle qu'il nous faut, ce ne sera point par les procédés en vogue. En effet, il s'agit de la découvrir, si elle existe, et non de la mettre aux voix. A cet égard, nos préférences seraient vaines; d'avance la nature et l'histoire ont choisi pour nous; c'est à nous de nous accommoder à elles, car il est sûr qu'elles ne s'accommoderont pas à nous. La forme sociale et politique dans laquelle un peuple peut entrer et rester n'est pas livrée à son arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé, Il faut que, jusque dans ses moindres traits, elle se moule sur les traits vivants auxquels on l'applique ; sinon, elle crévera et tombera en morceaux. C'est pourquoi, si nous parvenons à trouver la nôtre, ce ne sera qu'en nous étudiant nous-mêmes, et plus nous saurons précisément ce que nous sommes, plus nous démêlerons sûrement ce qui nous convient. On doit donc renverser les méthodes ordinaires et se figurer la nation avant de rédiger la constitution. Sans doute, la première opération est beaucoup plus longue et plus difficile que la seconde. Que de temps, que d'études, que d'observations rectifiées l'une par l'autre, que de recherches dans le présent et dans le passé, sur tous les domaines de la pensée et de l'action, quel travail multiplié et séculaire, pour acquérir l'idée exacte et complète d'un grand peuple qui a vécu âge de peuple et qui vit encore! Mais c'est le seul moyen de ne pas constituer à faux après avoir raisonné à vide, et je me promis que, pour moi du moins, si j'entreprenais un jour de cher

cher une opinion politique, ce ne serait qu'après avoir étudié la France.

Qu'est-ce que la France contemporaine? Pour répondre à cette question, il faut savoir comment cette France s'est faite, ou, ce qui vaut mieux encore, assister en spectateur à sa formation. A la fin du siècle dernier, pareille à un insecte qui mue, elle subit une métamorphose. Son ancienne organisation se dissout; elle en déchire elle-même les plus précieux tissus et tombe en des convulsions qui semblent mortelles. Puis, après des tiraillements multipliés et une léthargie pénible, elle se redresse. Mais son organisation n'est plus la même par un sourd travail intérieur, un nouvel être s'est substitué à l'ancien. En 1808, tous ses grands traits sont arrêtés et définitifs départements, arrondissements, cantons et communes, rien n'a changé depuis dans ses divisions et sutures extérieures; Concordat, Code, tribunaux, Université, Institut, préfets, conseil d'Etat, impôts, percepteurs, cour des comptes, administration uniforme et centralisée, ses principaux organes sont encore les mêmes; noblesse, bourgeoisie, ouvriers, paysans, chaque classe a dès lors la situation, les intérêts, les sentiments, les traditions que nous lui voyons aujourd'hui. Ainsi la créature nouvelle est à la fois stable et complète; partant, sa structure, ses instincts et ses facultés marquent d'avance le cercle dans lequel s'agitera sa pensée ou son action. Autour d'elle, les autres nations, les unes précoces, les autres tardives, toutes avec des ménagements plus grands, quelques-unes avec un succès meilleur, opèrent de même la transformation qui les fait passer de l'état féodal à l'état moderne; l'éclosion est universelle et presque simultanée. Mais, sous cette

forme nouvelle comme sous la forme ancienne, le faible est toujours la proie du fort. Malheur à ceux que leur évolution trop lente livre au voisin qui subitement s'est dégagé de sa chrysalide et sort le premier tout armé ! Malheur aussi à celui dont l'évolution trop violente et trop brusque a mal équilibré l'économie intérieure, et qui, par l'exagération de son appareil directeur, par l'altération de ses organes profonds, par l'appauvrissement graduel de sa substance vivante, est condamné aux coups de tête, à la débilité, à l'impuissance, au milieu de voisins mieux proportionnés et plus sains! Dans l'organisation que la France s'est faite au commencement du siècle, toutes les lignes générales de son histoire contemporaine étaient tracées, révolutions politiques, utopies sociales, divisions des classes, rôle de l'Eglise, conduite de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple, développement, direction ou déviation de la philosophie, des lettres et des arts. C'est pourquoi, lorsque nous voulons comprendre notre situation présente, nos regards sont toujours ramenés vers la crise terrible et féconde par laquelle l'ancien régime a produit la Révolution, et la Révolution, le régime nouveau.

Ancien régime, Révolution, Régime nouveau, je vais tâcher de décrire ces trois états avec exactitude. J'ose déclarer ici que je n'ai point d'autre but on permettra à un historien d'agir en naturaliste; j'étais devant mon sujet comme devant la métamorphose d'un insecte. D'ailleurs l'événement par lui-même est si intéressant qu'il vaut la peine d'être observé pour lui seul, et l'on n'a pas besoin d'effort pour exclure les arrière-pensées. Dégagée de tout parti pris, la curiosité devient scientifique et se porte tout entière vers

les forces intimes qui conduisent l'étonnante opéra tion. Ces forces sont la situation, les passions, les idées, les volontés de chaque groupe, et nous pouvons les démêler, presque les mesurer. Elles sont sous nos yeux; nous n'en sommes pas réduits aux conjectures, aux divinations douteuses, aux indications vagues. Par un bonheur singulier, nous apercevons les hommes eux-mêmes, leurs dehors et leur dedans. Les Français de l'ancien régime sont encore tout près de nos regards. Chacun de nous, dans sa jeunesse, a pu fréquenter quelques-uns des survivants de ce monde évanoui. Plusieurs de leurs hôtels subsistent encore, avec leurs appartements et leurs meubles intacts. Au moyen de leurs tableaux et de leurs estampes, nous les suivons dans leur vie domestique, nous voyons leurs habillements, leurs attitudes et leurs gestes. Avec leur littérature, leur philosophie, leurs sciences, leurs gazettes et leurs correspondances, nous pouvons reconstituer toute leur pensée et jusqu'à leur conversation familière. Une multitude de mémoires, sortis depuis trente ans des archives publiques ou privées, nous conduisent de salon en salon, comme si nous y étions présentés. Des lettres et journaux de voyageurs étrangers contrôlent et complètent, par des peintures indépendantes, les portraits que cette société a tracés d'elle-même. Elle a tout dit sur son propre compte, sauf ce qu'elle supposait banal et familier aux contemporains, sauf ce qui lui semblait technique, ennuyeux et mesquin, sauf ce qui concernait la province, la bourgeoisie, le paysan, l'ouvrier, l'administration et le ménage. J'ai voulu suppléer à ces omissions, et, outre le petit cercle des Français bien élevés et lettrés, connaître la

France. Grâce à l'obligeance de M. Maury et aux précieuses indications de M. Boutaric, j'ai pu dépouiller une multitude de documents manuscrits, la correspondance d'un grand nombre d'intendants, directeurs des aides, fermiers généraux, magistrats, employés et particuliers de toute espèce et de tout degré pendant les trente derniéres années de l'ancien régime, les rapports et mémoires sur les diverses parties de la maison du roi, les procès-verbaux et cahiers des états généraux en cent soixante-seize volumes, la correspondance des commandants militaires en 1789 et 1790, les lettres, mémoires et statistiques détaillées contenus dans les cent cartons du comité ecclésiasti que, la correspondance en quatre-vingt-quatorze liasses des administrations de département et de municipalité avec les ministres de 1790 à 1799, les rapports des conseillers d'État en mission à la fin de 1801, la correspondance des préfets sous le Consulat, sous l'Empire et sous la Restauration jusqu'en 1823, quantité d'autres pièces si instructives et si inconnues, qu'en vérité l'histoire de la Révolution semble encore inédite. Du moins il n'y a que ces documents pour nous montrer des figures vivantes, petits nobles, curés, moines et religieuses de province, avocats, échevins et bourgeois des villes, procureurs de campagne et syndics de villages, laboureurs et artisans, officiers et soldats. Il n'y a qu'eux pour nous faire voir en détail et de près la condition des hommes, l'intérieur d'un presbytère, d'un couvent, d'un conseil de ville, le salaire d'un ouvrier, le produit d'un champ, les impositions d'un paysan, le métier d'un collecteur, les dépenses d'un seigneur ou d'un prélat, le budget, le train et le cérémonial d'une cour. Grâce à eux, nous

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