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moujiks, et, dans chaque remise, il y a un chevalet à cet usage,« sans préjudice de peines plus graves, »>< probablement la bastonnade et le reste. Mais « jamais il n'est << venu au condamné la moindre idée de réclamation ni

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d'appel. » Car, si le seigneur les frappe en père de famille, il les protége « en père de famille, il accourt quand « il y a un malheur à réparer, il les soigne dans leurs ma« ladies,» il leur fournit un asile dans leur vieillesse; il pourvoit leurs veuves et se réjouit quand ils ont beaucoup d'enfants; il est en communauté de sympathies avec eux; ils ne sont ni misérables ni inquiets; ils savent que, dans tous leurs besoins extrêmes ou imprévus, il sera leur refuge1. Dans les États prussiens, et d'après le code du grand Frédéric, une servitude plus dure encore est compensée par des obligations égales. Sans la permission du seigneur, les paysans ne peuvent aliéner leur champ, l'hypothéquer, le cultiver autrement, changer de métier, se marier. S'ils quittent la seigneurie, il peut les poursuivre en tout lieu et les ramener de force. Il a droit de surveillance sur leur vie privée et les châtie s'ils sont ivrognes ou paresseux. Adolescents, ils sont pendant plusieurs années domestiques dans son manoir; culti vateurs, ils lui doivent des corvées, en certains lieux trois par semaine. Mais, de par l'usage et la loi, il doit a veiller à ce qu'ils reçoivent l'éducation, les secourir « dans l'indigence, leur procurer, autant que possible, les « moyens de vivre. » Il a donc les charges du gouvernement dont il a les profits, et, sous la lourde main qui les courbe, mais qui les soutient, on ne voit pas que les sujets regimbent. En Angleterre, la haute classe arrive au même effet par d'autres voies. Là aussi la terre paie encore la dime ecclésiastique, le dixième strict, bien plus

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1. Beugnot, Mémoires I, 292. Révolution, 34, 60.

De Tocqueville, l'ancien régime et la

qu'en France'; le squire, le nobleman possède une part du sol encore plus large que celle de son voisin français, et, de fait, exerce sur son canton une autorité plus grande. Mais ses tenanciers, locataires et fermiers ne sont plus ses serfs ni même ses vassaux; ils sont libres. S'il gouverne, c'est par influence, non par commandement. Propriétaire et patron, on a de la déférence pour lui; lord-lieutenant, officier de la milice, administrateur, justice, il est visiblement utile. Surtout, de père en fils, il réside, il est du canton, en communication héréditaire et incessante avec le public local, par ses affaires et par ses plaisirs, par la chasse et par le bureau des pauvres, par ses fermiers qu'il admet à sa table, par ses voisins qu'il rencontre au comité ou à la vestry. Voilà comment les vicilles hiérarchies se maintiennent: il faut et il suffit qu'elles changent en cadre civil leur cadre militaire, et trouvent un emploi moderne au chef féodal.

II

Lorsqu'on remonte un peu plus haut dans notre histoire, on y rencontre çà et là de pareils nobles'. Tel était le duc de Saint-Simon, père de l'écrivain, vrai souverain dans son gouvernement de Blaye, respecté du roi

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1. Arthur Young, Voyages en France, II, 456. En France, dit-il, elle est du onzième au trente-deuxième. Mais on ne connaît rien de tel que les énormités commises en Angleterre, où l'on prend réellement le dixième. » 2. Saint-Simon, Mémoires, Ed. Chéruel, t. I. Lucas de Montigny, Mémoires de Mirabeau, t. I de 53 à 182. Le maréchal Marmont, Mémoires, I, 9, 11. Chateaubriand, Mémoires I, 17. - De Montlosier, Mémoires, 2 vol. passim. Mme de la Rochejacquelein, Souvenirs. passim. On trouvera dans ces passages des détails sur les types énergiques de l'ancienne noblesse. Ils sont peints avec force et justesse dans deux romans de Balzac Béatrix (le baron de Guénic) et le Cabinet des antiques (le arquis d'Esgrignon).

lui-même. Tel fut le grand père de Mirabeau, dans son château de Mirabeau en Provence, le plus hautain, le plus absolu, le plus intraitable des hommes, « exigeant que les « officiers qu'il présente pour son régiment soient agréés << du roi et des ministres, » ne souffrant les inspecteurs de revue que pour la forme, mais héroïque, généreux, dévoué, distribuant la pension qu'on lui offre à six capitaines blessés sous ses ordres, s'entremettant pour les pauvres plaideurs de la montagne, chassant de sa terre. les procureurs ambulants qui viennent y apporter leur chicane, « protecteur naturel des hommes,» jusque contre les ministres et contre le roi. Des gardes du tabac ayant fait une descente chez son curé, il les poursuivit à cheval si rudement qu'ils se sauvèrent à grand peine en guéant la Durance, et là-dessus, « il écrivit pour deman«der la révocation de tous les chefs, assurant que sans a cela tous les employés des aides iraient dans le Rhône << ou dans la mer; il y en eut de révoqués, et le directeur << du tripot vint lui-même lui faire satisfaction. » Voyant son canton stérile et ses colons paresseux, il les enrégimente, hommes, femmes, enfants, et, par les plus mauvais temps, lui-même à leur tête, avec ses vingt-sept blessures, le col soutenu par une pièce d'argent, il les fait travailler en les payant, défricher des terres qu'il leur donne à bail pour cent ans, enclore d'énormes murs et planter d'oliviers une montagne de roches. « Nul n'eût « pu, sous aucun prétexte, se dispenser de travailler qu'il << ne fût malade, et en ce cas secouru, ou occupé à travail« ler sur son propre bien, article sur lequel mon père ne a se laissait pas tromper, et nul ne l'eut osé. » Ce sont là les derniers troncs de la vieille souche, noueux, sauvages, mais capables de fournir des abris. On en trouverait encore quelques-uns dans les cantons reculés, en Bretagne, en Auvergne, vrais commandants de district, et je suis sûr qu'au besoin leurs paysans les suivront autant par

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respect que par crainte. La force du cœur et du corps donne l'ascendant qu'elle justific, et la surabondance de séve, qui commence par des violences, finit par des bienfaits. Moins indépendant et moins âpre, le gouvernement paternel subsiste ailleurs, sinon dans la loi, du moins dans les mœurs. En Bretagne, près de Tréguier et de Lannion, dit le bailli de Mirabeau', « tout l'état-major de la garde-côte est composé de gens de qualité et « de races de mille ans. Je n'en ai pas encore vu un « s'échauffer contre un soldat - paysan, et j'ai vu en << même temps un air de respect filial de la part de « ces derniers.... C'est le paradis terrestre pour les << mœurs, la simplicité, la vraie grandeur patriarcale : a des paysans dont l'attitude devant les seigneurs est « celle d'un fils tendre devant son père, des seigneurs qui ne parlent à ces paysans dans leur langage gros<< sier et rude que d'un air bon et riant; on voit un « amour réciproque entre les maîtres et les serviteurs. » -Plus au sud, dans le Bocage, pays tout agricole et sans routes, où les dames voyagent à cheval et dans des voitures à bœufs, où le seigneur n'a pas de fermiers, mais vingt-cinq à trente petits métayers avec lesquels il partage, la primauté des grands ne fait point de peine aux petits. On vit bien ensemble, quand on vit ensemble depuis la naissance jusqu'à la mort, familièrement, avec les mêmes intérêts, les mêmes occupations et les mêmes plaisirs tels des soldats avec leurs officiers, en campagne, sous la tente, subordonnés quoique camarades, sans que la familiarité nuise au respect. « Le seigneur les visite • souvent dans leurs métairies', cause avec eux de leurs

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1. Lettre du bailli de Mirabeau, 1760. Publiée par M. de Loménie dans le Correspondant, t. 49, p. 132.

2. Mme de Larochejacquelein, ib., I, 84. Comme M. de Marigny avait quelques connaissances de l'art vétérinaire, les paysans du canton venaient le chercher quand ils avaient des bestiaux malades. »

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affaires, du soin de leur bétail, prend part à des acci « dents et à des malheurs qui lui portent aussi préju « dice. Il va aux noces de leurs enfants et boit avec les << convives. Le dimanche on danse dans la cour du châ<< teau, et les dames se mettent de la partie. » Quand il chasse le loup et le sanglier, le curé en fait l'annonce au prône; les paysans avec leur fusil viennent joyeusement au rendez-vous, trouvent le seigneur qui les poste, observent strictement la consigne qu'il leur donne : voilà des soldats et un capitaine tout préparés. Un peu plus tard et d'eux-mêmes, ils vont le choisir pour commandant de la garde nationale, pour maire de la commune, pour chef de l'insurrection, et, en 1792, les tireurs de la paroisse marcheront sous lui contre les bleus, comme aujourd'hui contre le loup. Tels sont les derniers restes du bon esprit féodal, semblables aux sommets épars d'un continent submergé. Avant Louis XIV, le spectacle était pareil dans toute la France. « La noblesse campagnarde d'autrefois, dit le marquis de Mirabeau, buvait trop longtemps, dormait sur de vieux << fauteuils ou grabats, montait à cheval, allait à la chasse a de grand matin, se rassemblait à la Saint-Hubert et ne « se quittait qu'après l'octave de la Saint-Martin... Cette « noblesse menait une vie gaie et dure, volontairement, « coûtait peu de chose à l'État, et lui produisait plus par « sa résidence et son fumier que nous ne lui valons aujourd'hui par notre goût, nos recherches, nos coliques « et nos vapeurs.... On sait à quel point était l'habitude, et, pour ainsi dire, la manie des présents continuels <«< que les habitants faisaient à leurs seigneurs. J'ai vu « de mon temps cette habitude cesser partout et à bon « droit.... Les seigneurs ne leur sont plus bons à rien; << il est tout simple qu'ils en soient oubliés comme ils les a oublient.... Personne ne connaissant plus le seigneur dans ses terres, tout le monde le pille, et c'est bien

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