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de l'avenir, il produit plus que le laïque. Par son régime sobre, concerté, économique, il consomme moins que le laïque. C'est pourquoi là où le laïque avait défailli', il se soutient et même il prospère. Il recueille les misérables, les nourrit, les occupe, les marie; mendiants, vagabonds, paysans fugitifs affluent autour du sanctuaire. Par degrés leur campement devient un village, puis une bourgade: l'homme laboure dès qu'il peut compter sur la récolte et devient père de famille sitôt qu'il se croit en état de nourrir ses enfants. Ainsi se forment de nouveaux centres d'agriculture et d'industrie qui deviennent aussi des centres nouveaux de population2.

Au pain du corps ajoutez celui de l'âme, non moins nécessaire; car, avec les aliments, il fallait encore donner à l'homme la volonté de vivre, ou tout au moins la résignation qui lui fait tolérer la vie, et le rêve touchant ou poétique qui lui tient lieu du bonheur absent. Jusqu'au milieu du treizième siècle, le clergé s'est trouvé presque seul à le fournir. Par ses innombrables légendes de saints, par ses cathédrales et leur structure, par ses statues et leur expression, par ses offices et leur sens encore transparent, il a rendu sensible « le royaume de Dieu », et dressé le monde idéal au bout du monde réel, comme un magnifique pavillon d'or au bout d'un enclos fangeux'.

1. De même aujourd'hui les colonies des Trappistes en Algérie.

2. Polyptique d'Irminon par Guérard; on y verra la prospérité des domaines de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés à la fin du huitième siècle. D'après les statistiques de M. Guérard, les paysans de Palaiseau au temps de Charlemagne étaient à peu près aussi aisés qu'aujourd'hui.

3. Du sixième au dixième siècle, il y a vingt-cinq mille vies de saints rassemblées par les Bollandistes.-Les dernières vraiment inspirées sont celles de saint François d'Assise et de ses compagnons au commencement du quatorzième siècle. Le même sentiment vif se prolonge jusqu'à la fin du quinzième siècle dans les peintures de Beato Angelico et de Hans Memling. — La Sainte Chapelle de Paris, l'église supérieure d'Assise, le paradis de Dante, les Fioretti peuvent donner une idée de ces visions. En fait d'œuvres litté– raires modernes, l'état de l'âme croyante au moyen âge a été parfaitement

C'est dans ce monde doux et divin que se réfugie le cœur attristé, affamé de mansuétude et de tendresse. Là les persécuteurs, au moment de frapper, tombent sous une atteinte invisible; les bêtes sauvages deviennent doci-les; les cerfs de la forêt viennent chaque matin s'atteler d'eux-mêmes à la charrue des saints; la campagne fleurit pour eux comme un nouveau paradis; ils ne meurent que quand ils veulent. Cependant, ils consolent les hommes; la bonté, la piété, le pardon coulent de leurs lèvres en suavités ineffables; les yeux levés au ciel, ils voient Dieu et, sans effort, comme en un songe, ils montent dans la lumière pour s'asseoir à sa droite. Légende divine, d'un prix inestimable sous le règne universel de la force brutale, quand, pour supporter la vie, il fallait en imaginer une autre et rendre la seconde aussi visible aux yeux de l'âme que la première l'était aux yeux du corps. Pendant plus de douze siècles, le clergé en a nourri les hommes et, par la grandeur de sa récompense, on peut estimer la profondeur de leur gratitude. Ses papes ont été pendant deux cents ans les dictateurs de l'Europe. Il a fait des croisades, détrôné des rois, distribué des États. Ses évêques et ses abbés sont devenus ici princes souverains, là patrons et véritables fondateurs de dynasties. Il a tenu dans ses mains le tiers des terres, la moitié du revenu, les deux tiers du capital de l'Europe. Ne croyons pas que l'homme soit reconnaissant à faux et donne sans motif valable; il est trop égoïste et trop envieux pour cela. Quel que soit l'établissement, ecclésiastique ou séculier, quel que soit le clergé, bouddhiste ou chrétien, les contemporains qui l'observent pendant quarante générations ne sont pas de mauvais juges; ils ne lui livrent leurs volontés et leurs biens qu'à pro

peint par Henri Heine dans le Pèlerinage à Kevlaar, et par Tourguene fl dans les Reliques vivantes.

portion de ses services, et l'excès de leur dévouement peut mesurer l'immensité de son bienfait.

II

Jusqu'ici, contre la force des francisques et des glaives, on n'a trouvé de secours que dans la persuasion et dans la patience. Les États qui, d'après l'exemple de l'ancien Empire, ont tenté de s'élever en édifices compacts et d'opposer une digue à l'invasion incessante n'ont pas tenu sur le sol mouvant; après Charlemagne, tout s'effondre. Il n'y a plus d'hommes de guerre à partir de la bataille de Fontanet; pendant un demi-siècle des bandes de quatre ou cinq cents brigands viennent impunément tuer, brûler, dévaster dans tout le pays.- Mais, par contrecoup, à ce moment même, la dissolution de l'État suscite une génération militaire. Chaque petit chef a planté solidement ses pieds dans le domaine qu'il occupe ou qu'il détient; il ne l'a plus en prêt ou en usage, mais en propriété et en héritage. C'est sa manse, sa bourgade, sa comté, ce n'est plus celle du roi; il va combattre pour la défendre. A cet instant, le bienfaiteur, le sauveur est l'homme qui sait se battre et défendre les autres, et tel est effectivement le caractère de la nouvelle classe qui s'établit. Dans la langue du temps, le noble est l'homme de guerre, le soldat (miles), et c'est lui qui pose la seconde assise de la société moderne.

Au dixième siècle, peu importe son extraction. Souvent c'est un comte carlovingien, un bénéficier du roi, le hardi propriétaire d'une des dernières terres franches. Ici c'est un évêque guerrier, un vaillant abbé, ailleurs un païen converti, un bandit devenu sédentaire, un aventurier qui a prospéré, un rude chasseur qui s'est

nourri longtemps de sa chasse et de fruits sauvages'. Les ancêtres de Robert le Fort sont inconnus et l'on contera plus tard que les Capétiens descendent d'un boucher de Paris. En tout cas, le noble alors c'est le brave, l'homme fort et expert aux armes, qui, à la tête d'une troupe, au lieu de s'enfuir et de payer rançon, présente sa poitrine, tient ferme et protége par l'épée un coin du sol. Pour faire cet office, il n'a pas besoin d'ancêtres, il ne lui faut que du cœur, il est lui-même un ancêtre; on est trop heureux du salut présent qu'il apporte pour le chicaner sur son titre. Enfin, après tant de siècles, voici dans chaque canton des bras armés, une troupe sédentaire, capable de résister à l'invasion nomade; on ne sera plus en proie à l'étranger; au bout d'un siècle, cette Europe que saccageaient des flottilles de barques à deux voiles, va jeter deux cent mille hommes armés sur l'Asie, et désormais, au Nord, au Midi, en face des Musulmans, en face des païens, au lieu d'être conquise, elle conquiert. Pour la seconde fois, une figure idéale se dégage' après celle du saint, celle du héros, et le nouveau sentiment, aussi efficace que l'ancien, groupe aussi les hommes en une société stable. Celle-ci est une gendarmerie à demeure où, de père en fils, on est gendarme. Chacun y naît avec son grade héréditaire, son poste local, sa solde en biens-fonds, avec la certitude de n'être jamais. abandonné par son chef, avec l'obligation de se faire tuer au besoin pour son chef. En ce temps de guerre permanente, un seul régime est bon, celui d'une compagnie devant l'ennemi, et tel est le régime féodal; par ce seul trait, jugez des périls auxquels il pare et du service auquel il astreint. En ce temps-là, dit la chronique générale d'Es

1. Par exemple Tertulle souche des Plantagenets, Rollon duc de Normandie, Hugues abbé de Saint-Martin de Tours et de Saint-Denis.

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« pagne, les rois, comtes, nobles et tous les chevaliers, afin « d'être prêts à toute heure, tenaient leurs chevaux dans la << salle où ils couchaient avec leurs femmes. » Le vicomte dans la tour qui défend l'entrée de la vallée ou le passage, du gué, le marquis jeté en enfant perdu sur la frontière brûlée, sommeille la main sur son arme, comme le lieutenant américain dans un blockhaus du Far-West, au milieu des Sioux. Sa maison n'est qu'un camp et un refuge; on a mis de la paille et des tas de feuilles sur le pavé de la grande salle; c'est là qu'il couche avec ses cavaliers, ôtant un éperon quand il a chance de dormir; les meurtrières laissent à peine entrer le jour; c'est qu'il s'agit avant tout de ne pas recevoir des flèches. Tous les goûts, tous les sentiments sont subordonnés au service; il y a tel point de la frontière européenne où l'enfant de quatorze ans est tenu de marcher, où la veuve jusqu'à soixante ans est forcée de se remarier. Des hommes dans les rangs pour combler les vides, des hommes dans les postes pour monter la garde, voilà le cri qui sort à ce moment de toutes les institutions, comme l'appel d'une voix d'airain. Grâce à ces braves, le paysan1 est à l'abri; on ne le tuera plus, on ne l'emmènera plus captif avec sa famille, par troupeaux, la fourche au cou. Il ose trust labourer, semer, espérer en sa récolte; en cas de danger, il sait qu'il trouvera un asile pour lui, pour ses grains et pour ses bestiaux, dans l'enclos de palissades au pied de la forteresse. Par degrés, entre le chef militaire du donjon et les anciens colons de la campagne ouverte, la nécessité établit un contrat tacite qui devient une coutume respectée. Ils travaillent pour lui, cultivent ses terres, font ses charrois, lui payent des redevances, tant par maison, tant par tête de bétail, tant pour hériter ou vendre il faut bien qu'il nourrisse sa troupe. Mais, ces

1. Villanus.

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