Page images
PDF
EPUB

vêtu, qui la surprend dans sa douleur et dans sa misère. Qu'on juge de l'étonnement de sa femme et de ses enfants, de leurs transports de joie! Le bon Robert se jette dans leurs bras, et s'épuise en remerciements sur les cinquante louis qu'on lui a comptés en s'embarquant dans le vaisseau où son passage et sa nourriture étaient acquittés d'avance, sur les habillements qu'on lui a fournis, etc., etc. Il ne sait comment reconnaître tant de zèle et tant d'amour.

Une nouvelle surprise tenait cette famille immobile : ils se regardaient les uns les autres. La mère rompt le silence : elle imagine que c'est son fils qui a tout fait; elle raconte à son père comment, dès l'origine de son esclavage, il a voulu aller prendre sa place, et comment elle l'en avait empêché. Il fallait six mille francs pour sa rançon. «Nous en avions, poursuit-elle, un peu plus de la moitié, dont la meilleure partie était le fruit de son travail... Il aura trouvé des amis qui l'auront aidé. » Tout à coup, rêveur et taciturne, le père reste consterné; puis, s'adressant à son fils : « Malheureux, qu'astu fait?..... Comment puis-je te devoir ma délivrance sans la regretter? comment pouvait-elle rester un secret à ta mère sans être achetée au prix de la vertu?..... A ton âge, fils d'un infortuné, d'un esclave, on ne se procure point naturellement les ressources qu'il te fallait. Je frémis de penser que l'amour filial t'ait rendu coupable... Rassure-moi, sois vrai, et mourons tous si tu as pu cesser d'être honnête. -Tranquillisez-vous, mon père, répondit-il en l'embrassant; votre fils n'est pas indigne de ce titre, ni assez heureux pour avoir pu vous prouver combien il lui est cher... Ce n'est point à moi que vous devez votre liberté. Je connais notre bienfaiteur... Souvenez-vous, ma mère, de cet inconnu qui me donna sa bourse... Il m'a fait bien des questions... Je passerai ma vie à le chercher; je le trouverai, et il viendra jouir du spectacle de ses bienfaits. >> Ensuite il raconte à son père l'anecdote de l'inconnu, et le rassure ainsi sur ses craintes.

Rendu à sa famille, Robert trouva des amis et des secours. Les succès surpassèrent son attente. Au bout de deux ans, il acquit de l'aisance. Ses enfants, qu'il avait établis, parta

geaient son bonheur entre lui et sa femme, et il eût été sans mélange si les recherches continuelles du fils avaient pu faire découvrir ce bienfaiteur qui se dérobait avec tant de soin à leur reconnaissance et à leurs vœux. Il le rencontre enfin un dimanche matin, se promenant seul sur le port. « Ah! mon Dieu tutélaire!... » C'est tout ce qu'il peut prononcer en se jetant à ses pieds, où il tombe sans connaissance. L'inconnu s'empresse de le secourir et de lui demander la cause de son état. « Quoi! Monsieur, pouvez-vous l'ignorer? lui répond le jeune homme. Avez-vous oublié Robert et sa famille infortu née, que vous rendîtes à la vie en lui rendant son père?Vous vous méprenez, mon ami; je ne vous connais point, et vous ne sauriez me connaître... Étranger à Marseille, je n'y suis que depuis peu de jours.—Tout cela peut être; mais souvenez-vous qu'il y a vingt-six mois vous y étiez aussi; rappelez-vous cette promenade dans ce port, l'intérêt que vous prîtes à mon malheur, les questions que vous me fites sur les connaissances qui pouvaient vous éclairer et vous donner les lumières nécessaires pour être notre bienfaiteur... Libérateur de mon père, pouvez-vous oublier que vous êtes le sauveur d'une famille entière, et qui ne désire plus rien que votre présence?... Ne vous refusez pas à ses vœux, et venez voir les heureux que vous avez faits... Venez.-Je vous l'ai déjà dit, mon ami, vous vous méprenez. —Non, Monsieur, je ne me trompe point : vos traits sont trop profondément gravés dans mon cœur pour que je puisse vous méconnaître... Venez, de grâce....» En même temps il le prenait par le bras, et lui faisait une sorte de violence pour l'entraîner.

Une multitude de peuple s'assemblait autour d'eux. Alors l'inconnu, d'un ton plus grave et plus ferme : « Monsieur, ditil, cette scène commence à être fatigante... Quelque ressemblance occasionne votre erreur... Rappelez votre raison, et allez dans votre famille profiter de la tranquillité dont vous me paraissez avoir besoin. -Quelle cruauté! s'écrie le jeune homme. Bienfaiteur de cette famille, pourquoi altérer, par votre résistance, le bonheur qu'elle ne doit qu'à vous?... Resterai-je en vain à vos pieds? serez-vous assez inflexible pour

le

refuser le tribut que nous réservons depuis si longtemps à votre sensibilité?... Et vous qui êtes ici présents, vous que

[graphic][subsumed]

trouble et le désordre où vous me voyez doivent attendrir, joignez-vous à moi pour que l'auteur de mon salut vienne contempler lui-même son propre ouvrage... » A ces mots, l'inconnu paraît se faire quelque violence; mais, comme on s'y attendait le moins, réunissant toutes ses forces et rappelant son courage pour résister à la séduction de la jouissance délicieuse qui lui est offerte, il s'échappe comme un trait au milieu de la foule, et disparaît en un instant.

Cet inconnu le serait encore aujourd'hui, si ses gens d'affaires, ayant trouvé dans ses papiers, à la mort de leur maître, une note de six mille cinq cents livres envoyées à M. Main, de Cadix, n'en eussent pas demandé compte à ce dernier, mais seulement par curiosité, puisque la note était bâtonnée et le papier chiffonné comme ceux que l'on destine au feu. Le

délifameux banquier répondit qu'il en avait fait usage pour vrer un Marseillais nommé Robert, esclave à Tétuan, conformément aux ordres de Charles de Secondat, baron de Montesquieu, président à mortier au parlement de Bordeaux. On sait que l'illustre Montesquieu aimait à voyager, et qu'il visitait souvent sa sœur, Mme d'Héricourt, mariée à Marseille.

LE PASTEUR OBERLIN.

PORTRAITS ET HISTOIRES DES HOMMES UTILES

EAN-FRÉDÉRIC OBERLIN naquit à Strasbourg, le 31 août 1740, de Jean-Georges Oberlin, professeur au Gymnase de cette ville, et de Marie-Madeleine Felz. Le père, d'un extérieur imposant, d'un caractère vif, ferme et consciencieux, d'un esprit éclairé, se chargea lui-même de l'éducation de ses neuf enfants, dont l'aîné, Jérémie-Jacques, célèbre philologue et antiquaire, est devenu l'une des gloires de l'Alsace par ses travaux littéraires, comme son frère Jean-Frédéric par ses œuvres philanthropiques. Il déposa dans leur cœur le germe de toutes les vertus qui devaient les orner un jour. Peu favorisé de la fortune, plus d'une fois il eut à lutter avec le besoin. Alors ses enfants venaient lui apporter l'offrande de leurs petites épargnes, préludant ainsi, au sein même de leur famille, au doux exercice de la bienfaisance.

Nommé, en 1767, aumônier d'un régiment français, JeanFrédéric était sur le point d'accepter cette mission, lorsqu'une visite inattendue décida de son sort. Stuber, qui, en 1750, était arrivé pasteur au Banc-de-la-Roche, qu'il devait quitter en 1754 pour y revenir en 1760, venait d'être appelé à la cure de SaintThomas, à Strasbourg. Mais avant de se séparer de ses ouailles, il veut les confier à un successeur capable de continuer l'œuvre de civilisation qu'il avait commencée. Il se présente chez

[graphic]

Oberlin, et le trouve dans une mansarde dont l'aspect chétif lui arrache ce cri: « Vous êtes l'homme que je cherche. » Il luj expose l'objet de sa visite. Oberlin accepte avec joie la

[graphic]

proposition de Stuber, et, le 1er avril 1767, sa nomination à la cure de Waldbach est confirmée par une ordonnance de M. Voyer d'Argenson, alors seigneur du Banc-de-la-Roche.

A peine installé, Oberlin a mesuré toute l'étendue de la tâche qu'il s'était imposée. Il s'y dévoue avec courage, avec confiance, guidé par les inspirations religieuses et par le saint amour de l'humanité. Son plan est bientôt tracé. Il sait que des esprits incultes sont peu disposés à écouter les leçons de la morale et de la religion, à secouer le joug des préjugés, l'engouement d'une aveugle routine. C'est donc par l'instruction qu'il veut commencer son œuvre de civilisation. A son arrivée au Banc-de-la-Roche, il n'y avait point de maison d'école Oberlin fit l'achat d'un terrain en face de son chétif presbytère. Secondé par son prédécesseur, il ouvrit une collecte, et, le 31 mai 1769, il posa la première pierre de l'école de Waldbach; mais telle était l'indifférence des Bancde-la-Rochois, que leur pasteur, avant de pouvoir commencer la construction de la maison, fut obligé de garantir par un acte

:

« PreviousContinue »