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pieds sous l'eau Il faudrait quitter son appui pour le saisir, mais il sera entraîné lui-même... Il le quitte cependant, saisit le corps, passe sous la roue du moulin avec lui, emporté par la rapidité du courant, et reparaît bientôt de l'autre côté de l'écluse sans avoir lâché le malheureux, qu'il rapporte au bord, et qu'on rend à la vie.

Une autre fois, à Strasbourg encore, ce n'est plus dans l'eau, c'est dans le feu qu'il se jette, c'est dans un péril plus grand et plus certain, dans une poudrière qu'un incendie est près de faire sauter; et c'est un sentiment d'humanité exaltée qui le pousse, car au-dessous de cette chambre, qui renferme un baril de poudre et mille paquets de cartouches, il y a une infirmerie où neuf de ses camarades sont retenus dans leur lit. De tous côtés on se sauvait. Martinel décide plusieurs hommes à secourir avec lui l'infirmerie, et il monte sans s'apercevoir que l'incendie, qui augmente, a déjà empêché ses compagnons de le suivre. Il arrive seul à la porte d'une chambre voisine de celle où sont les cartouches; il trouve, par fatalité, cette porte fermée. D'un banc il se fait un bélier, et l'enfonce; mais là, près de passer outre, et comme il allait se précipiter, de grandes flammes le repoussent. Alors sa résolution chancelle : il recule, il va redescendre; puis il pense tout à coup que le feu s'approche des cartouches, et que, s'il manque de résolution, ses camarades vont sauter... L'instinct de sa propre conservation, alors, ne l'arrête plus il s'élance, en fermant les yeux, à travers la flamme, et, les habits, les mains, le visage, les cheveux noircis, brûlés, il trouve avec bonheur les cartouches encore intactes. Il repousse, il écarte les amas de papier d'enveloppe que le feu allait gagner....... Il paraît à la fenêtre, il crie, il appelle « De l'eau de l'eau! » Sa présence dans la poudrière rassurant ses camarades sur l'imminence du péril, ils montent... La chambre des cartouches est inondée, et les neuf malheureux sont sauvés!

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De tels faits, que nous ignorerions encore si d'autres faits plus récents ne les eussent mis en lumière, auraient suffi pour lui mériter notre choix. Certes, ce n'est pas un dévouement ordinaire qui lui fait affronter ainsi l'eau, le feu, tous les

dangers. Quand, après l'avoir vu à Strasbourg en 1820, et même à Nanci en 1817, se prodiguer partout où l'humanité lui montre un bon emploi de sa force et de son courage, nous le retrouvons en 1837 à Paris, dans le Champ-de-Mars, le même au bout de vingt années; quand nous le voyons couronner ses dévouements habituels par un dévouement si vraiment admirable, nous ne pouvons hésiter à lui décerner un prix que ses camarades, ses officiers et tous les témoins de son action lui accordent d'ailleurs d'une voix si unanime. Nous ne nous sommes pas contentés d'écouter cette voix de loin nous avons été nous-mêmes interroger sur place l'admiration qu'il a inspirée; nous nous sommes transportés au lieu qui a vu son dévouement; nous avons entendu les généraux, les officiers, les soldats, les citoyens, les victimes sauvées, les magistrats de la cité; nous avons écouté, dans la caserne, ses émules eux-mêmes; et ceux qui pouvaient prétendre le plus à lui disputer le prix ont été les plus ardents à déclarer qu'il en était le plus digne, et qu'il avait remporté l'honneur de la journée.

L'Académie-Française, en lui décernant le prix, a voulu couronner, avec lui et en lui, ce grand nombre de braves dont les dévouements se sont signalés autour du sien dans la soirée du Champ-de-Mars. Elle voudrait pouvoir détacher en quelque sorte, pour chacun d'eux, une feuille de la couronne qu'elle décerne à Martinel. Le lieutenant Gruss, le porteétendard Mitz, le cuirassier Spenlée, sont dignes assurément d'être nommés après lui, avec le même honneur qu'ils l'ont été devant leur régiment par l'ordre du chef même de l'armée. Mais tous les corps présents au Champ-de-Mars y ont apporté leur contingent de dévouement, de zèle et d'humanité. Les ordres du jour de cinq régiments ont signalé des noms dignes aussi de louanges: le 11° de dragons, ceux du brigadier Budy, de Vigier, de Rivallier et de Schuburu; le 19° léger, le musicien Schirack et les chasseurs Blondin et Michaud; le 27, le 44 et le 51° de ligne, le sous-lieutenant Thirion, les sergents Charpentier et Bellanger, et les braves Robert, Blanc et Cornu. Honneur aux chefs de pareils soldats! honneur aux soldats dont l'humanité égale le courage!

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Marseille, un jeune homme nommé Robert attendait sur le port que quelqu'un entrât dans son canot. Un inconnu s'y plaça; mais un instant après, il se préparait à en sortir, malgré la présence de Robert, qu'il ne soupçonnait pas d'en être le patron. Il lui dit que, puisque le conducteur de cette barque ne se montre point, il va passer dans une autre. « Monsieur, lui répond le jeune homme, celle-ci est la mienne... Voulez-vous sortir du port? Non, parce qu'il n'y a plus qu'une heure de jour. Je voulais seulement faire quelques tours dans le bassin pour profiter de la fraîcheur et de la beauté de la soirée... Mais vous n'avez pas l'air d'un marinier, ni le ton d'un homme de cet état.-Je ne le suis pas, en effet... Ce n'est que pour gagner de l'argent que je fais ce métier les fêtes et les dimanches.-Quoi! avare à votre âge?... Cela dépare votre jeunesse, et diminue l'intérêt qu'inspire d'abord votre heureuse physionomie.-Ah! Monsieur, si vous saviez pourquoi je désire si fort de gagner de l'argent, vous n'ajouteriez pas à ma peine celle de me croire un caractère si bas. J'ai pu vous faire du tort, mais vous ne vous êtes point expliqué... Faisons notre promenade, et vous me conterez votre histoire. >> L'inconnu s'assied. «Eh bien! poursuit-il, dites-moi quels sont vos chagrins... vous m'avez disposé à y prendre part.-Je n'en ai qu'un, dit le jeune homme celui d'avoir un père dans les fers sans pouvoir l'en tirer... Il était courtier dans cette ville; il s'était procuré, de ses épargnes et de celles de ma mère dans le commerce des modes, un intérêt sur un vaisseau en

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charge pour Smyrne. Il a voulu veiller lui-même à l'échange de sa pacotille, et en faire le choix. Le vaisseau a été pris par un corsaire, et conduit à Tétuan, où mon malheureux père est esclave avec le reste de l'équipage. Il faut deux mille écus pour sa rançon; mais comme il s'était épuisé afin de rendre son entreprise plus importante, nous sommes bien éloignés d'avoir cette somme. Cependant ma mère et mes sœurs travaillent jour et nuit; j'en fais de même chez mon maître, dans l'état de joaillier que j'ai embrassé, et je cherche à mettre à profit, comme vous voyez, les dimanches et les fêtes. Nous nous sommes retranché jusque sur les besoins

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de première nécessité; une seule petite chambre forme tout notre logement. Je croyais d'abord aller prendre la place de mon père, et le délivrer en me chargeant de ses fers; j'étais prêt à exécuter ce projet, lorsque ma mère, qui en fut informée je ne sais comment, m'assura qu'il était aussi impraticable que chimérique, et fit défense à tous les capitaines du Levant de me prendre sur leur bord.-Et recevez-vous quelquefois des nouvelles de votre père? savez-vous quel est son patron à Tétuan, quel traitement il y éprouve?-Son patron est intendant des jardins du roi. On le traite avec humanité, et les travaux auxquels on l'emploie ne sont pas au-dessus de ses forces; mais nous ne sommes pas avec lui pour le conso

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ler, pour le soulager! Il est éloigné de nous, d'une épouse chérie et de trois enfants qu'il aime toujours avec tendresse.Quel nom porte-t-il à Tétuan?-Il n'en a point changé... Il s'appelle Robert comme à Marseille.-Robert..., chez l'intendant des jardins? Oui, Monsieur. -Votre malheur me touche; mais, d'après vos sentiments, qui le méritent, j'ose vous présager un meilleur sort, et je vous le souhaite bien sincèrement... En jouissant du frais, je voulais me livrer à la solitude... Ne trouvez donc pas mauvais, mon ami, que je sois tranquille un moment. » Lorsqu'il fut nuit, Robert eut ordre d'aborder. Alors l'inconnu sort du bateau, lui remet une bourse entre les mains, et, sans lui laisser le temps de le remercier, s'éloigne avec précipitation. Il y avait dans cette bourse huit doubles louis en or et dix écus en argent. Une telle générosité donna au jeune homme la plus haute opinion de celui qui en était capable. Ce fut en vain qu'il fit des vœux pour le rejoindre et lui en rendre grâce. Six semaines après cette époque, cette famille honnête, qui continuait sans relàche à travailler pour compléter la somme dont elle avait

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besoin, prenait un diner frugal, composé de pain et d'amandes sèches, lorsqu'elle voit arriver Robert le père, très-proprement

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