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profond et paisible toute la nuit, et, le matin, à son réveil, sa première pensée fut: « Que cet homme est bienfaisant! s'il n'est pas né riche, il mériterait de le devenir... » Quelques heures après, le maître l'envoie chercher. Quand il fut en sa présence, il le fixa quelque temps avec attendrissement et lui demanda s'il ne le connaissait pas « Non, répondit le pauvre. -Hé quoi! s'écria-t-il en pleurs, je suis ton frère! » En même temps il s'élance à son cou et l'étreint tendrement dans ses bras. L'aîné, frappé d'étonnement, de confusion, de repentir, de reconnaissance et de joie, tombe à ses genoux en s'écriant: « Mon frère ! » Il les embrasse et les arrose de ses larmes en lui demandant pardon. « Il y a longtemps, lui répondit son frère, que je t'ai pardonné; oublie le passé tu es riche, car je le suis; vivons ensemble et aimons-nous. - Oui, mon frère, je t'aimerai, lui répondit l'aîné d'une voix étouffée par les sanglots, mais je ne me pardonnerai jamais; je me souviendrai

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toujours de la manière dont je t'ai traité, et c'est toi qui me

soulages. >>

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LE COMMISSIONNAIRE DU PORT DE ROUEN.

PRIX MONTYON, 1838

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RUNE Louis, de Rouen, commissionnaire sur le port, ne se montre pas seulement doué d'un intrépide courage; il n'a pas seulement dans le cœur le sentiment de l'humanité prêt à éclater quand il y a un péril à combattre ou un malheur à prévenir. Cet homme. porte en lui une inépuisable vocation de dévouement. Il fait profession de sauver ses semblables. C'est son état. Il n'attend pas les occasions; il les cherche, il les épie avec passion. Quand la marée monte, quand le vent fraîchit, quand la brume s'élève, quand les bateaux à vapeur se croisent en grand nombre dans ce port étroit et opulent, Brune est là, comme les pères du mont Saint-Bernard à l'approche de l'avalanche, le cœur inquiet, l'oreille attentive, prêt à s'élancer.

Ainsi, par exemple, le 28 janvier dernier, la Seine, prise depuis plusieurs jours, était couverte de patineurs. Les hautes marées devaient rompre les glaces et engloutir cette foule imprudente qui restait sourde à tous les avertissements de l'autorité. Brune avait sa vieille mère et sa femme malades. On le rappelle en vain à sa maison. A l'heure même de ses repas, rien ne peut l'entraîner. Il reste à son poste. Il ne désertera pas. Ces jeunes gens, ces femmes imprudentes, oublient leurs dangers pour leurs plaisirs; le plaisir et l'affaire de Brune est de penser à leurs dangers.

En effet, on entend le fleuve mugir; la foule épouvantée se précipite. Un abîme s'est ouvert; un couple jeune et riche a été englouti. Brune est là, il court sur la glace rompue, il

arrive, plonge, ressaisit le mari et le sauve. La femme avait disparu sous les glaces. Il va l'y chercher, il la retrouve; mais ses efforts ont été inexprimables; ses membres sont engourdis. Quand il veut s'enlever sur ces vastes glaçons, qui le déchirent, qui l'ensanglantent, qui rompent sous sa main, ses forces épuisées échouent, et personne ne viendra à son aide il n'y a pas un autre Brune sur le rivage. Cependant on s'agite; on se lamente; c'est Brune qui va périr. Que fera-t-on? Enfin, on imagine de lui jeter une corde qui arrive à lui, qu'il saisit; et, à son tour, il est sauvé.

Les personnes qui lui devaient tout lui proposent des récompenses: il refuse. Il a fait ainsi toujours. Les médailles sont tout ce qu'on a pu lui faire accepter. Et comme il a depuis longtemps épuisé les médailles, le Roi a fini par envoyer l'étoile de l'honneur à sa noble poitrine. Cependant la ville de Rouen n'était pas quitte envers lui. Elle a adopté sa femme et sa fille; et voulant lui faire un don qu'il ne refuserait pas, elle lui a bâti une maison sur le rivage, afin qu'il ait moins de chemin à faire pour donner sa vie. Il est là comme une sentinelle avancée en face de l'ennemi.

ANDROCLES ET LE LION.

EXTRAIT DE LA MORALE EN ACTION

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ENDANT mon séjour à Rome, dit Appion, on donnait au peuple, dans le grand cirque, le spectacle d'un combat de bêtes dans le plus grand appareil.

Les barrières levées, l'arène se couvre d'une foule d'animaux frémissants, monstres affreux, tous d'une hauteur et d'une férocité extraordinaires. On vit surtout bondir des lions d'une

grandeur prodigieuse un seul fixa tous les regards; une taille énorme, des élancements vigoureux, des muscles en

flés et raidis, une crinière flottante et hérissée, un rugissement sourd et terrible, faisaient frémir tous les rangs des spectateurs. Parmi les malheureux condamnés à disputer leur vie contre la rage de ces animaux affamés, parut un certain Androclès, autrefois esclave d'un Proconsul. Dès que le lion l'aperçoit, dit l'écrivain, il s'arrête tout à coup, frappé d'étonnement; il s'avance d'un air adouci, comme s'il eût connu ce misérable; il l'approche en agitant la queue d'une manière soumise, comme le chien qui cherche à flatter; il presse le corps de l'esclave à demi mort de frayeur, et lèche doucement ses pieds et ses mains. Les caresses de l'horrible animal rappellent Androclès à la vie; ses yeux éteints s'entr'ouvrent peu à peu, ils rencontrent ceux du lion. Alors, comme dans un renouvellement de connaissance, vous eussiez vu l'homme et le lion se donner des marques de la joie la plus vive et du plus tendre attachement. Rome entière, à ce spectacle, poussa des cris d'admiration, et César ayant demandé l'esclave: « Pourquoi, lui dit-il, es-tu le seul que la fureur de ce monstre ait épargné? - Daignez m'écouter, seigneur, dit Androclès; voici mon aventure : pendant que mon maître gouvernait l'Afrique en qualité de Proconsul, les traitements cruels et injustes que j'en essuyais tous les jours me forcèrent enfin de prendre la fuite; et pour échapper aux poursuites d'un maître qui commandait en ce pays, j'allai chercher une solitude inaccessible parmi les sables et les déserts, résolu de me donner la mort de quelque manière que ce fût, si je venais à manquer de nourriture. Les ardeurs intolérables du soleil, au milieu de sa carrière brûlante, me firent chercher un asile. Je trouvai un antre profond et ténébreux, je m'y cachai; à peine y étais-je entré que je vis arriver ce lion; il s'appuyait douloureusement sur une patte ensanglantée. La violence de ses tourments lui arrachait des rugissements et des cris affreux. La vue du monstre rentrant dans son repaire me glaça d'abord d'horreur; mais dès qu'il m'eut aperçu, je le vis s'avancer avec douceur : il m'approche, me présente sa patte, me montre sa blessure, et semble me demander du secours. J'arrachai une grosse épine enfoncée entre ses griffes; j'osai même en presser la plaie et en exprimer tout le sang corrompu ;

enfin, pleinement remis de ma frayeur, je parvins à la purifier et à la dessécher. Alors l'animal, soulagé par mes soins et ne souffrant plus, se couche, met sa patte entre mes mains, et

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s'endort paisiblement. Depuis ce jour nous avons continué à vivre ensemble pendant trois ans dans cette caverne. Le lion s'était chargé de la nourriture; il m'apportait exactement les meilleurs morceaux des proies qu'il avait déchirées; n'ayant point de feu, je les faisais rôtir aux plus grandes ardeurs du soleil. Cependant, la société de cet animal et ce genre de vie commençant à m'ennuyer, je choisis l'instant où il était allé chasser, je m'éloignai de la caverne, et après trois jours de marche, je tombai entre les mains des soldats. Ramené d'Afrique à Rome, je parus devant mon maître, qui, sur-le-champ, me condamna à être dévoré, et je pense que ce lion, qui sans doute fut pris aussi, me témoigne actuellement sa reconnaissance >> Tel est le discours qu'Appion met dans la bouche d'Androclès. Aussitôt on l'écrit, on en fait part au peuple; ses cris redoublés obtinrent la vie de l'esclave, et lui firent

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