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tache a tout donné il ne lui reste que le souvenir de ses bonnes actions. C'est assez, il ne se plaindra pas; il remerciera le ciel, il est content... Il n'a plus rien, mais les autres ont quelque chose.

Depuis ce temps, c'est-à-dire depuis trente-neuf ans, rentré dans l'humble carrière de la domesticité, il passa sa vie à faire ce qu'il a toujours fait, des heureux. Il n'est pas un jour perdu dans cette existence vouée au bien; à chaque instant on découvre quelque nouvelle preuve de cette générosité incorrigible dont l'exercice lui est si doux. Tantôt ce sont de pauvres enfants qu'il met à ses frais en nourrice, d'autres dont il paie l'apprentissage; tantôt il achète des outils ou des instruments aratoires aux ouvriers qui n'ont pas même le moyen de se livrer aux travaux de leur profession. Ici d'anciens parents de son maître obtiennent de lui des sommes assez fortes, qu'ils ne lui rendent pas, et dont il ne songe jamais à presser le remboursement; là, ceux qu'il sert ne lui paient point ses gages, et il les sert encore, parce qu'ils sont tombés dans l'infortune, et que l'infortune a ses droits sur lui. Mais comment donc peut-il suffire à ses prodigalités? Par ses talents. Bon cuisinier, habile officier de bouche, on l'emploie dans les maisons riches, et il se retranche pour donner. Voilà tout son

secret.

Tel est Eustache, tel est cet homme qui honore le nom d'homme. Du sein des deux mondes s'élèvent des milliers de voix pour attester l'inépuisable et sublime bienfaisance d'un simple domestique, qui aurait pu cesser de l'être, s'il n'avait préféré le bonheur de ses semblables au sien. Et quand la louange vient le chercher, il la repousse, avec sa simplicité habituelle, par ces mots, qu'il a dit à l'un de nous : « Ce n'est pas pour les hommes, mon cher Monsieur, que je fais cela; c'est pour le Maître qui est là-haut. »

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EUX matelots, l'un Espagnol et l'autre Français, étaient dans les fers à Alger. Le premier s'appelait Antonio; Roger était le nom de son compagnon d'esclavage. Le hasard voulut qu'ils

fussent employés aux mêmes travaux.

L'amitié est la consolation des malheureux. Antonio et Roger en éprouvèrent toutes les douceurs;

ils se communiquèrent leurs peines et leurs regrets; ils parlaient ensemble de leur famille, de leur patrie, de la joie qu'ils ressentiraient si jamais ils étaient libres; ils pleuraient enfin dans le sein l'un de l'autre, et cet adoucissement leur suffisait pour porter leurs chaînes avec plus de courage, et pour soutenir les fatigues auxquelles ils étaient condamnés.

Ils travaillaient à la construction d'un chemin qui traversait une montagne. L'Espagnol, un jour, s'arrête, laisse tomber languissamment ses bras, et jette un long regard sur la mer. « Mon ami, dit-il à Roger avec un profond soupir, tous mes vœux sont au bout de cette vaste étendue d'eau... Que ne puisje la franchir avec toi!... Je crois toujours voir ma femme et mes enfants qui me tendent les bras du rivage de Cadix, ou qui donnent des larmes à ma mort. » Antonio était absorbé dans cette image accablante. Chaque fois qu'il revenait à la montagne, il promenait sa vue mélancolique sur cet immense espace qui le séparait de son pays, il formait les mêmes regrets.

Un jour, il embrasse avec transport son camarade : « J'aperçois un vaisseau, mon ami... Tiens, regarde... Ne le vois-tu

pas comme moi?... Il n'abordera pas ici, parce qu'on évite les parages barbaresques; mais demain, si tu veux, Roger, nos maux finiront... Nous serons libres... Oui, demain, ce navire passera à environ deux lieues du rivage; et alors, du haut de ces rochers, nous nous précipiterons dans la mer, et nous atteindrons le vaisseau ou nous périrons. La mort n'est

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elle pas préférable à une cruelle servitude?-Si tu peux te sauver, répond Roger, je supporterai avec plus de résignation mon malheureux sort... Tu n'ignores pas, Antonio, combien tu m'es cher! Cette amitié qui m'attache à toi ne finira qu'avec ma vie... Je ne te demande qu'une seule grâce, mon ami... Va trouver mon père, si le chagrin de ma perte et sa vieillesse ne l'ont pas fait mourir; dis-lui...-Que j'aille trouver ton père, mon cher Roger?... Eh! que prétends-tu faire?... Me serait-il possible d'être heureux, de vivre un seul instant, si je te laissais dans les fers?-Mais, Antonio, je ne sais pas nager, et tu le sais, toi.-Je sais t'aimer, repart l'Espagnol en fondant en larmes et serrant avec chaleur Roger contre sa poitrine; mes jours sont les tiens... Nous nous sauverons tous deux. Va, l'amitié me prêtera des forces... Tu te tiendras attaché à cette ceinture. Il est inutile, Antonio, d'y penser... Je ne saurais m'exposer à faire périr mon ami l'idée seule m'inspire de

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l'horreur. Cette ceinture m'échapperait, ou je t'entraînerais avec moi... Je serais la cause de ta perte. Eh bien! Roger,

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nous... Mais pourquoi former des craintes?... Je te l'ai déjà dit, l'amitié soutiendra mon courage. Je t'aime trop pour qu'elle ne fasse pas de miracles... Cesse de combattre mon dessein je l'ai résolu... Je m'aperçois que les monstres qui nous gardent nous épient; il y a de nos compagnons mêmes qui seraient assez lâches pour nous trahir... Adieu, j'entends la cloche qui nous appelle il faut nous séparer... Adieu, mon cher Roger; à demain. » Ils sont renfermés dans leur bagne. Antonio était rempli de son projet il se voyait déjà franchissant la Méditerranée, libre et dans le sein de ses compatriotes; il était dans les bras de sa femme et de ses enfants. Roger se présentait un tableau bien différent : son ami, victime de sa générosité, emporté avec lui au fond de la mer, périssant enfin, quand peut-être, en ne s'occupant que de sa seule conservation, il eût pu se sauver et être rendu à une famille qui, selon les apparences, gémissait et souffrait de son esclavage. «Non, se disait dans son cœur l'infortuné Français, je ne céderai point aux sollicitations d'Antonio; je ne lui causerai pas la mort pour prix de cette amitié si généreuse qu'il m'a vouée il sera libre... Mon malheureux père apprendra du moins que je vis encore, que je l'aime toujours. Hélas! je devais être l'appui de sa vieillesse, le consoler!... Je lui étais nécessaire... Peut-être, dans ce moment, expire-t-il dans l'indigence, en désirant voir et embrasser son fils!... Allons, qu'Antonio soit heureux : je mourrai avec moins de douleur. »

On ne vint point le lendemain à l'heure ordinaire tirer les esclaves de la prison. L'Espagnol était dévoré d'impatience, et Roger ne savait s'il devait se réjouir ou s'affliger de ce contre-temps. Enfin, on les rend à leurs travaux. Ils ne pouvaient se parler leurs maîtres, ce jour-là, les avaient accompagnés. Antonio se contentait de regarder Roger et de soupirer; quelquefois il lui montrait des yeux la mer, et ne pouvait, à cet aspect, contenir des mouvements qui étaient prêts à lui échapper. Le soir arrive: ils se trouvent seuls. « Saisissons le moment, s'écrie l'Espagnol en s'adressant à son compagnon;

viens. Non, mon ami; jamais je ne pourrai me résoudre à exposer ta vie... Adieu, adieu... Antonio, je t'embrasse pour la dernière fois... Sauve-toi, je t'en conjure; ne perds pas de temps... Souviens-toi toujours de notre tendre amitié. Je te prie seulement de me rendre le service que tu m'as promis à l'égard de mon père. Il doit être bien vieux, bien à plaindre! Va le consoler. S'il avait besoin de quelques secours..., mon ami... » A ces mots, Roger tomba dans les bras d'Antonio en versant un torrent de pleurs son âme était déchirée ‹‹ Tu pleures, Roger!... Ce ne sont pas des pleurs qu'il faut, c'est du courage... Une minute de plus, nous sommes perdus... Peut-être ne retrouverons-nous jamais l'occasion... Choisis: ou laisse-toi conduire, ou je me brise la tête sur ces rochers. » Le Français se jette aux genoux de l'Espagnol, veut encore lui faire des représentations, lui montrer les risques infaillibles qu'il court, s'il s'obstine à vouloir le sauver avec lui. Antonio le regarde tendrement, l'embrasse, gagne le sommet d'un rocher, et s'élance avec lui dans la mer. Ils vont d'abord au fond, et reviennent ensuite au-dessus des flots. Antonio s'arme de toutes ses forces, nage en retenant Roger, qui semble s'opposer aux efforts de son ami, et craindre de l'entraîner dans sa chute. Les personnes qui étaient dans le vaisseau restaient frappées d'un spectacle qu'elles ne pouvaient distinguer; elles croyaient qu'un monstre marin s'approchait du navire. Un nouvel objet détourne leur curiosité: on aperçoit une chaloupe qui s'éloignait du rivage avec précipitation pour se mettre à la poursuite de ce qu'on avait pris pour quelque poisson monstrueux. C'étaient les soldats préposés à la garde des esclaves qui brûlaient de reprendre Antonio et Roger. Celui-ci les voit venir, et en même temps il jette les yeux sur son ami, qui commençait à s'affaiblir. Il fait un effort, et se détache d'Antonio en lui disant : « On nous poursuit; sauve-toi, et laissemoi périr... Je retarde ta course. » A peine a-t-il dit ces mots qu'il tombe au fond de la mer. Un nouveau transport d'amitié ranime l'Espagnol : il s'élance vers le Français, le reprend au moment qu'il périssait, et tous deux disparaissent. La chaloupe, incertaine de la route qu'elle devait suivre, s'était ar

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