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alors la profession de la magistrature, en faisaient comme un sanctuaire où le souffle du siècle ne pénétrait pas. Il resta donc étranger au mouvement général, jusqu'à ce que ce mouvement gagnant sa compagnie, il se trouva malgré lui placé sur la scène, et fut forcé d'y jouer l'un des rôles les plus importants.

Le Parlement devint bientôt le foyer de toutes les intrigues; ceux qui y soutenaient la cour reçurent le nom de Mazarins, du nom du premier ministre; leurs adversaires prirent celui de Frondeurs, et Matthieu Molé était appelé la Grande-Barbe, à cause de la longue barbe qu'il portait.

Les lits de justice se répétaient sans cesse, et perdaient par là tout leur effet. Le peuple, en voyant les cours souveraines se réunir pour défendre ses intérêts, avait conçu les plus folles espérances. Il se flattait de voir disparaître tout d'un coup les impôts dont il se plaignait.

Il ne fallait plus qu'une étincelle pour allumer l'incendie. Un chef parut, et la révolte éclata. La minorité de Louis XIV était l'occasion de ces troubles. Mazarin en fournissait le prétexte. Le cardinal de Retz, alors coadjuteur de Paris, les excitait, et Matthieu Molé était appelé à les contenir. Molé, avec sa haute stature, son visage noble et calme, sa façon grave, son langage concis et plein de dignité, imposait autant que son adversaire pouvait séduire. Il pénétrait le mystère de toutes les intrigues avec autant de finesse que le coadjuteur mettait d'art à les former. L'élévation et la force dominaient dans son caractère. On le voyait chaque jour dompter la fureur du peuple par sa seule présence, ou arrêter les entreprises de sa compagnie. Le coadjuteur redoutait surtout les effets de son éloquence, de laquelle il s'était senti lui-même quelquefois touché. Matthieu Molé parlait en peu de paroles, mais en paroles fortes et vives, qui ébranlaient l'imagination et saisissaient le cœur.

La cour venait de faire arrêter les présidents Blancménil, Charton, et le conseiller Broussel. Aussitôt, on court aux armes, on crie, on se précipite, tout est confondu. Le coadjuteur est partout, conservant encore le pouvoir d'exciter, après qu'il a perdu celui de contenir. Le Parlement se réunit

dans le lieu de ses séances; une populace furieuse l'environne et lui enjoint d'aller demander à la reine la liberté des magistrats. Matthieu Molé était sur son siége et présidait l'assemblée. Sa figure n'annonçait aucune émotion. Il croit devoir se prêter au mouvement, dans l'espoir de le diriger, et part pour le Louvre à la tête de sa compagnie. Les barricades qui avaient été élevées dans les rues tombent devant le Parlement. Arrivé au Louvre, le premier président peignit à la reine, en termes énergiques, la situation de Paris. La reine ne voulut d'abord rien accorder; mais le cardinal Mazarin vint annoncer au président qu'on rendrait les prisonniers si le Parlement voulait promettre de ne plus s'assembler. Matthieu Molé répliqua que le peuple croirait qu'ils avaient été forcés, s'ils prenaient dans le palais de la reine aucun engagement, et qu'ils allaient se retirer dans le lieu ordinaire de leurs séances pour en délibérer.

Au retour du Parlement, les barricades s'ouvrirent encore; mais le peuple, morne et furieux, le menaçait par son silence, où semblaient déjà retentir des cris de mort. A peine le cortége. touche-t-il à la troisième barricade, que des hurlements se font entendre. Cent soixante magistrats sont sur le point d'être massacrés. Cinq présidents à mortier, plus de vingt conseillers jettent dans la foule les marques de leur dignité, et cherchent leur salut dans la fuite. Alors un marchand de fer, nommé Caguenet, s'avance, et appuyant son pistolet sur le front du premier président : « Tourne, traitre! lui dit-il, et si tu ne « veux être massacré toi-même, ramène-nous Broussel, ou le «Mazarin et le chancelier en otage. » Le premier président demeura ferme et inébranlable. Il se donna le temps de rallier ce qu'il put de sa compagnie; il conserva toujours la dignité de la magistrature et dans ses paroles et dans ses démarches; il revint au Palais-Royal au petit pas, dans le feu des exécrations et des blasphèmes. Il était naturellement si hardi, qu'il ne parlait jamais si bien que dans le péril. Il se surpassa luimême dans cette circonstance, et il toucha tout le monde.

Tous les jours le coadjuteur essayait d'effrayer le premier président par les menaces de la populace, qui remplissait les avenues du palais, et tous les jours le sang-froid et l'intrépidité

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de ce dernier le déconcertaient davantage. «Si ce n'était pas « un blasphème (écrit le coadjuteur dans ses Mémoires) de dire qu'il y a quelqu'un, dans notre siècle, de plus brave que le grand Gustave et M. le prince, je dirais c'est M. Molé. » C'était seulement parmi ses enfants que Matthieu Molé épanchait son âme tout entière, et qu'il recevait quelques consolations.

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Le premier président était enfin parvenu à négocier un traité de paix, et les principaux chefs de la Fronde étaient entrés en accommodement; mais lorsqu'il se rendit au palais, il trouva une telle affluence de bourgeois, de populace, de soldats, qu'il eut de la peine à arriver jusqu'au lieu de l'assemblée des Chambres. A son aspect, il se fit un profond silence. En entrant, il prit la parole: à mesure qu'il avançait dans le compte qu'il avait à rendre, on voyait la consternation ou la rage se peindre sur tous les visages. Mais quand on entendit que Mazarin avait signé le traité, un cri général fit retentir la salle et fut répété par le peuple dans toutes les enceintes du palais. Les frondeurs accablaient Matthieu Molé de reproches et d'injures, lorsqu'un horrible bruit se faisant entendre aux portes de la grand' Chambre, on vint dire que le peuple menaçait de les enfoncer, si on ne lui livrait sur l'heure le premier président. Son visage fut le seul sur lequel il ne parut aucune altération à cette nouvelle. Au contraire, on y voyait quelque chose de surnaturel et de plus grand que la fermeté. Il prit les voix avec la même liberté d'esprit qu'il l'aurait fait dans les audiences ordinaires. Matthieu Molé sortit de la grand' Chambre en s'appuyant sur le bras du coadjuteur. Quand il parut, les cris et les menaces redoublèrent. Pour lui, il avait l'air si calme, sa démarche était si paisible et si lente, qu'on eût dit qu'il se promenait seul avec le coadjuteur. Un bourgeois lui appuya le bout de son mousqueton sur le front, en disant qu'il allait le tuer. Molé, sans écarter cette arme et sans détourner la tête, lui dit froidement : « Quand vous m'aurez tué, il ne me faudra que six pieds de terre. » Arrivé chez lui, il se hata d'écrire à la reine le résultat de l'assemblée, puis il s'occupa pendant plusieurs jours de voir en particulier les membres les plus ardents de sa compagnie, afin de les adoucir.

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