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Quand les nègres, déterminés à la perte des blancs, jurèrent de les égorger tous, ils appelèrent Eustache parmi eux. En lui révélant leur conspiration, ils croient parler à un complice : ils ne sont entendus que par un honnête homme. L'idée du meurtre ne s'associe point, dans l'âme d'Eustache, avec celle de la liberté. Placé entre ses compagnons demandant à la torche et au poignard leur émancipation sanglante, et ses maîtres prêts à périr assassinés sous les décombres de leurs maisons embrasées, il ne balance point. Ni les animosités des noirs contre les blancs, ni la communauté d'intérêts, ni les liens d'affection, ne le retiennent il va où le porte son sublime instinct, il va où il voit, non des vengeances à exercer, mais des devoirs à remplir, non des triomphateurs à suivre, mais des malheureux à sauver. Dès ce moment, il abjure la race de ceux qui proscrivent il se fait de la famille des proscrits. Si notre plan permettait d'entrer dans le long détail des ruses ingénieuses employées par son actif dévouement pour dérober à la mort tant de victimes, on le montrerait sans cesse occupé à prévenir les habitants des complots formés contre eux, se glissant dans les conciliabules des révoltés pour épier et déconcerter leurs mesures, donnant aux propriétaires le temps et les moyens de se réunir, de se fortifier, et enfin d'échapper à l'horrible destinée qui les attendait; on le ferait voir couvrant son bon maître d'une protection de chaque moment, en échange de celle qu'il lui avait due pendant plus de vingt années; l'aidant, à travers des périls inouïs, à se ménager une retraite sur un navire américain qui venait de mouiller à Limbé; faisant transporter dans le bâtiment plusieurs milliers de sucre, pour sauver M. Belin non-seulement du trépas, mais encore du dénuement, et s'embarquant avec lui, sans autre prétention que celle de le servir modestement comme par le passé, après avoir eu l'inconcevable bonheur de mettre hors de danger les jours de quatre cents colons.

Mais quel désespoir! le navire américain est attaqué et pris par des corsaires anglais. M. Belin et ses amis ne se sont-ils dérobés à la mort que pour tomber dans l'esclavage? Non : Eustache va les délivrer de ce second péril. Lui qui a fait

échouer, du moins en partie, une conspiration, devient alors conspirateur. Tandis que les vainqueurs, sans défiance, se livrent aux joies d'un repas durant lequel il les amuse par ses jeux, l'habile et audacieux Eustache profite de leur sécurité pour tomber sur eux, pour les enchaîner, à l'aide des autres captifs avertis secrètement de son projet; et le bâtiment, délivré, arrive, au milieu des cris de joie de ceux-ci, des soupirs de honte de ceux-là, jusque dans la rade de Baltimore. Ainsi, deux fois Eustache a sauvé ses maîtres!

Cet homme, né parmi les esclaves, et digne de figurer au premier rang des citoyens libres, ne se borne pas à signaler sa vertu dans les jours de danger; sa vertu, toujours active, trouve le moyen de s'exercer encore dans les temps de calme. Il n'est point de formes qu'elle ne prenne pour satisfaire l'infatigable besoin d'héroïsme qui dévore le noble enfant de l'Amérique française. Ceux qu'il a sauvés, il va les nourrir; son

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temps, ses soins, le produit de son labeur, tout est employé à

soutenir l'existence des colons ruinés qui l'entourent. Partout où il passe, il porte des secours, des bienfaits, des consolations. Il faut qu'il dérobe des victimes au tombeau ou des indigents aux hospices. D'autres ne vivent que pour rêver le mal; lui n'existe que pour méditer le bien.

Lorsque l'ordre parut se rétablir dans la colonie, M. Belin et son esclave, ou plutôt son bienfaiteur, se hâtèrent d'y retourner avec les autres exilés; mais à peine débarqués, ils apprennent une affreuse nouvelle. Vingt mille révoltés, sous le commandement du nègre Jean-François, ont placé leur camp sur les hauteurs voisines de la ville. Cette ville était le Fort-Dauphin, alors occupé par les Espagnols. Les blancs demandent en vain des armes à ces derniers, qui les laissent égorger par les noirs, sortis en tumulte de leurs retranchements. Cinq cents colons périssent dans les rues, dans les maisons, dans l'église même, en présence des Espagnols impassibles. Au bruit de cet épouvantable massacre, M. Belin cherche à fuir. Poursuivi par une troupe de nègres jusque sur les bords de la mer, où il va être précipité, il aperçoit un corps-de-garde espagnol, se fait reconnaître du commandant, et lui crie: «Sauvez-moi!» Des soldats accourent, l'arrachent des mains des barbares, le jettent dans leur poste; et là, couvert de leur uniforme, il voit la fureur des assassins s'arrêter devant l'habit qu'il a revêtu. Il respire, il échappe de nouveau à la mort, et à quelle mort!

Que devenait cependant son fidèle ami?....... Séparé de lui par la foule, après l'avoir inutilement cherché, Eustache recommande son maître à la Providence, et s'efforce de garantir au moins du pillage les débris d'une fortune toujours recomposée et toujours compromise. Habile dans ses projets, c'est à la femme de Jean-François qu'il s'adresse pour conserver les effets de M. Belin. Il se rend sous la tente où elle reposait, couchée et malade, lui annonce la mort de son maître, dont il se dit le légataire, et la conjure de l'aider à soustraire à l'avidité des vainqueurs quelques malles renfermant ses objets précieux, mais dont il se garde bien de faire l'énumération. Muni de son consentement, il coule sous le lit de cette femme

ces dernières richesses, court sur le théâtre du carnage, cherche, heureusement en vain, parmi les cadavres, qu'il relève les uns après les autres, celui de son maître; vole aux informations, apprend enfin que ce maître auquel il tient tant, pour lequel il a déjà tant fait, est parvenu à s'échapper; revient essayer d'enlever son dépôt pour le lui rendre, réussit à force d'adresse et de précautions, et s'embarque une seconde fois sur un bâtiment qui se rend au môle Saint-Nicolas, où s'est réfugié M. Belin. Là, Eustache, précédé par le bruit de sa belle conduite, se voit accueilli comme le héros des colonies. On le porte en triomphe, on l'offre en spectacle, on appelle autour de lui les hommages de la population noire; et la vertu a son jour comme le crime avait eu les siens.

Désormais plus de dangers. Aux traits d'un sublime héroïsme vont succéder les marques de la plus ingénieuse affection. Retiré au Port-au-Prince, à la suite de M. Belin, que sa grande réputation avait fait nommer président du conseil privé, Eustache entendait souvent son maître, parvenu au déclin de l'âge, gémir sur l'affaiblissement progressif de sa vue. Si Eustache savait lire, il tromperait les longues insomnies du

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vieillard en lui faisant la lecture des journaux quel chagrin

pour lui et pour son ami, qui se reproche de ne lui avoir pas procuré dans son enfance un si utile moyen d'instruction! Ce chagrin ne durera pas. Eustache acquiert le don qu'il regrettait. Il s'adresse en secret à un maître de lecture, et, grâce aux leçons de ce maître, grâce surtout à une volonté puissante, Eustache, sans nuire à son service (car c'était à quatre heures du matin qu'il allait prendre ses leçons), Eustache arrive un jour vers le pauvre demi-aveugle un livre à la main, et lui prouve par le plus touchant des exemples que, si rien ne semble facile à l'ignorance, rien n'est impossible au dévoue

ment.

Comment les plus hautes inspirations de l'àme ont-elles pu s'allier aux plus délicates inventions du cœur? comment l'héroïsme a-t-il su devenir la grâce? Pour charmer la douloureuse cécité d'un père, une Antigone n'aurait pas fait moins; mais sans doute elle n'eût pas fait mieux.

L'affranchissement d'Eustache suivit de près; et cet affranchissement, moins encore que ses vertus, l'a naturalisé Français. Bientôt Eustache perdit celui auquel il avait consacré sa vie. Je ne parlerai point de sa douleur: vous la devinez, vous qui êtes entrés dans le secret de sa belle âme. Des legs considérables lui furent remis au nom de M. Belin, entre autres la somme de 12,000 fr.; mais tous les trésors qui passaient par des mains si généreuses n'y pouvaient rester. Eustache les regardait comme un dépôt que la Providence lui confiait pour le soulagement des pauvres et des infortunés. Ces nouvelles richesses furent bientôt épuisées, car il y avait tant d'infortunés et tant de pauvres dans les colonies! Et par malheur on n'y voyait qu'un Eustache!... Ce nom, combien il s'est ennobli depuis que la vertu l'a porté ! Voyez, voyez ce nègre digne de tant de respects, voyez-le déliant tous les jours les nœuds de cette bourse qu'il tient de la reconnaissance de son maître! Chemises, linge, habits, meubles, tout ce que la misère demande à sa générosité, sa générosité le prodigue à la misère. Voici les soldats, dont la paye est arriérée : Eustache acquitte la dette du gouvernement. Voilà des familles sans pain; elles en ont Eustache est venu les visiter. Enfin, Eus

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