Page images
PDF
EPUB

bonté de sa pièce que par l'argent qui lui en revient1; il ne sait pas la réciter, ni lire son écriture. »

2

Vigneul Marville parle à peu près de même : « A voir M. de Corneille, on ne l'auroit pas pris pour un homme qui faisoit si bien parler les Grecs et les Romains et qui donnoit un si grand relief aux sentiments et aux pensées des héros. La première fois que je le vis, je le pris pour un marchand de Rouen. Son extérieur n'avoit rien qui parlât pour son esprit; et sa conversation étoit si pesante qu'elle devenoit à charge dès qu'elle duroit un peu. Une grande princesse, qui avoit desiré de le voir et de l'entretenir, disoit fort bien qu'il ne falloit point l'écouter ailleurs qu'à l'Hôtel de Bourgogne. Certainement M. de Corneille se négligeoit trop, ou pour mieux dire, la nature, qui lui avoit été si libérale en des choses extraordinaires, l'avoit comme oublié dans les plus communes. Quand ses familiers amis, qui auroient souhaité de le voir parfait en tout, lui faisoient remarquer ces légers défauts, il sourioit et disoit « Je n'en suis pas moins pour cela Pierre de Cor«neille. » Il n'a jamais parlé bien correctement la langue françoise; peut-être ne se mettoit-il pas en peine de cette exactitude, mais peut-être aussi n'avoit-il pas assez de force pour s'y soumettre. »

Fontenelle, à la fin du portrait, fort intéressant pour nous et fidèle sans aucun doute, qu'il nous a laissé de son oncle, ne rend pas un témoignage beaucoup plus favorable de son talent de lecteur « M. Corneille, dit-il, étoit assez grand et assez plein, l'air fort simple et fort commun, toujours négligé, et peu curieux de son extérieur. Il avoit le visage assez agréable, un grand nez, la bouche belle, les yeux pleins de feu, la physio

1. Corneille ne sentoit pas la beauté de ses vers, a dit Segrais (Mémoires anecdotes, tome II des OEuvres, 1755, p. 51). Charpentier, plus rigoureux, accusant, comme d'autres l'ont fait, Corneille d'avidité et d'avarice, s'exprime ainsi : « Corneille..., avec son patois normand, vous dit franchement qu'il ne se soucie point des applaudissements qu'il obtient ordinairement sur le théâtre, s'ils ne sont suivis de quelque chose de plus solide. » (Carpenteriana, Paris, 1724, p. 110.)

2. Mélanges d'histoire et de littérature, recueillis par Vigneul Marville (Bonaventure d'Argonne), 1701, tome I, p. 167 et 168.

nomie vive, des traits fort marqués et propres à être transmis à la postérité dans une médaille ou dans un buste. Sa prononciation n'étoit pas tout à fait nette; il lisoit ses vers avec force, mais sans grâce1. »

Enfin Corneille, confirmant par avance ces divers témoignages, a dit de lui-même :

....

L'on peut rarement m'écouter sans ennui,

Que quand je me produis par la bouche d'autrui '.

Heureusement le jeu des acteurs mit en relief les beautés de l'admirable tragédie dont le débit de l'auteur et les préjugés de ses auditeurs avaient un instant compromis le succès, et Polyeucte parcourut une longue et fructueuse carrière3. Les contemporains de Corneille nous l'ont appris, sans nous fournir toutefois les éléments d'une relation quelque peu suivie de la première représentation de ce chef-d'œuvre, dont la date même est douteuse. On l'a généralement placée à l'année 1640, mais un passage de la lettre latine du 12 décembre 1642, dans laquelle Sarrau engage Corneille à écrire un éloge funèbre de Richelieu, semble devoir la reporter à l'année 1643.

Pompée et le Menteur, ces deux pièces si différentes, sont, comme nous l'apprend Corneille", « parties toutes deux de la même main, dans le même hiver. Mais quel est cet hiver? Celui de 1641-1642, dit-on généralement; ce serait plutôt

1. OEuvres de Fontenelle, tome III, p. 124 et 125.

2. Tome X, p. 477.

3. Voyez tome III, p. 466-468. 4. Voyez tome X, p. 424. Si cette date était adoptée, ce serait à la lecture de Polyeucte dont nous venons de parler que se rapporterait en partie le passage suivant de la Bibliothèque de Goujet, que nous avons cité au tome IV (p. 277), dans la Notice de la Suite du Menteur. « Ces lettres (de Chapelain)........ montrent aussi que Corneille fréquentoit souvent M. le chancelier Seguier et l'hôtel de Rambouillet, et qu'il lisoit ses pièces dramatiques avant de les livrer au théâtre. » (Lettres du 16 août 1643 et du 8 novembre 1652.)

5. Tome IV, p. 130.

* Où il faut, dans la note 2, remplacer tome XVII par tome XVIII.

celui de 1643-1644, si la date que nous venons de proposer pour Polyeucte paraissait devoir être adoptée.

En 1643, Corneille sollicita vainement le droit de faire jouer par qui bon lui semblerait Cinna, Polyeucte et la Mort de Pompée, qu'il avait fait représenter d'abord par les comédiens du Marais, et que d'autres comédiens, le frustrant « de son labeur (ce sont ses termes), avaient entrepris de représenter; mais ce « privilége, » qui ne nous semble aujourd'hui que la simple garantie de la propriété de son travail, ne lui fut pas accordé1.

[ocr errors]

La Suite du Menteur paraît devoir être placée à l'année 1644. C'est aussi en 1644 ou 1645 que vient la première représentation de Rodogune, qui obtint un éclatant succès, fort propre à dédommager le poëte des ennuis qu'avait dû lui causer le plagiat, d'ailleurs très-maladroit, de Gilbert, que nous avons raconté tout au long dans notre Notice sur Rodogune2.

En 1644, Antoine Corneille, frère de Pierre, et religieux au Mont-aux-Malades, fut nommé curé de Fréville. A cette occasion, il reçut de sa mère, à titre de prêt, quelques objets mobiliers et la casaque de drap noir de son père, et donna du tout un reçu qui prouve quelle était encore la simplicité de vie de cette famille à l'époque même où l'illustre poëte avait déjà écrit ses chefs-d'œuvre3.

La chute de Théodore, qui suivit de fort près l'heureux succès de Rodogune, dut surprendre d'autant plus Corneille qu'il considérait les choses de trop haut pour être sensible à ce que le sujet de sa pièce présentait de choquant, et qu'il s'étonnait de la meilleure foi du monde de la prévention et de l'aveuglement du public.

Vers cette époque, Louis XIV enfant lui adressa une lettre officielle afin de le prier de composer des vers pour un grand ouvrage à figures que préparait Valdor, les Triomphes de Louis le Juste. Cet honneur fut bientôt suivi d'un témoignage d'admiration et d'amitié venu de moins haut, mais qui proba

1. Voyez Pièces justificatives, no VII.

2. Tome IV, p. 399.

3. Voyez Pièces justificatives, no VIII.

4. Voyez notre tome X, p. 104 et suivantes.

CORNEILLE. I

C

blement toucha encore plus Corneille d'un éloge des plus enthousiastes parti de la plume de son cher Rotrou1. La manière inattendue dont ces louanges sont amenées, dans une tragédie romaine, au moyen d'un étrange anachronisme, montre combien ce sincère ami avait recherché l'occasion d'exprimer ses sentiments d'admiration. Dans le Véritable Saint-Genest (acte I, scène v), le principal personnage est, comme l'on sait, un comédien qui devient chrétien et martyr. L'empereur Dioclétien, après lui avoir prodigué des éloges mérités, l'interroge ainsi :

Mais passons aux auteurs, et dis-nous quel ouvrage
Aujourd'hui dans la scène a le plus haut suffrage,
Quelle plume est en règne, et quel fameux esprit
S'est acquis dans le cirque un plus juste crédit.

A quoi Saint-Genest finit par répondre en faisant allusion à
Cinna et à Pompée :

Nos plus nouveaux sujets, les plus dignes de Rome,

Et les plus grands efforts des veilles d'un grand homme,

A qui les rares fruits que la muse produit

Ont acquis dans la scène un légitime bruit,
Et de qui certes l'art comme l'estime est juste,
Portent les noms fameux de Pompée et d'Auguste.
Ces poëmes sans prix où son illustre main
D'un pinceau sans pareil a peint l'esprit romain,
Rendront de leurs beautés votre oreille idolâtre,
Et sont aujourd'hui l'âme et l'amour du théâtre.

Nous mentionnerons ici à sa date une lettre du 18 mai 1646, où Corneille remercie Voyer d'Argenson d'un poëme sacré qu'il vient de recevoir de lui en présent, et nous fait connaitre son opinion sur les écrits de ce genre. Je m'étois persuadé, dit-il dans un passage fort altéré par les premiers éditeurs, que d'autant plus que les passions pour Dieu sont plus élevées et plus justes que celles qu'on prend pour les créatures, d'autant plus un esprit qui en seroit bien touché pourroit faire des

1. Corneille disait un jour avec orgueil que « lui et Rotrou feroient subsister des saltimbanques. » (Menagiana, Paris, 1715, tome III, p. 306.)

poussées plus hardies et plus enflammées en ce genre d'écrire1. »

Voilà qui fait pressentir le futur traducteur de l'Imitation de Jésus-Christ. Jusqu'à ce moment toutefois Corneille était exclusivement occupé du théâtre, et vers la fin de cette année 1646, ou dès les premiers jours de la suivante, il fit représenter Héraclius, que Boileau appelait une espèce de logogriphe3, mais dont, malgré la complication volontaire de l'intrigue, le succès ne fut pas un instant compromis.

C'est le 22 janvier 1647, plus de dix ans après le Cid, que Corneille fut élu membre de l'Académie française, qui avait si vivement critiqué son premier chef-d'œuvre. Il s'était vu préférer successivement M. de Salomon, M. du Ryer, et il aurait peut-être encore échoué devant M. Ballesdens si celui-ci n'avait eu le bon goût de se retirer devant lui, et si d'autre part, pour lever un dernier obstacle, l'illustre candidat n'avait pris soin de faire dire à la Compagnie : « qu'il avoit disposé ses affaires de telle sorte qu'il pourroit passer une partie de l'année à Paris 4. »

Charles le Brun reproduisit les traits du nouvel académicien dans une excellente peinture, qui est devenue le portrait communément adopté où tous le reconnaissent". Ce fut, suivant

:

[ocr errors]

1. Tome X, p. 445. 2. Tome V, p. 115 et 116. 3. Boleana, Amsterdam, 1742, p. 112. 4. Tome V, p. 141. 5. Il faut consulter sur les portraits de Corneille l'excellente notice de M. Hellis intitulée : Découverte du portrait de Corneille peint par Ch. Lebrun, Rouen, le Brument, 1848, in-8°. L'auteur signale particulièrement le portrait gravé, in-4o, de Michel Lasne, qui porte la date de 1643, et qui a été reproduit plusieurs fois en tête des œuvres du poëte, notamment dans l'édition in-12 de 1644; le portrait fait par le Brun en 1647, gravé en 1766 par Ficquet, et dont on peut voir la reproduction dans l'Album qui accompagne notre édition; le portrait gravé par Vallet, d'après le dessin de Paillet, pour l'édition in-folio, de 1663, du Théatre de Corneille; enfin le portrait maladroitement flatté et fort peu ressemblant exécuté par Sicre, gravé par Cossin en 1683, et par Lubin pour les Hommes illustres de Perrault, publiés de 1696 à 1701. On voit au musée de Rouen, sous le no 477, un « Portrait de Pierre Corneille par Philippe de Champaigne, acquis en 1860; » mais cette attribution à Philippe de Champaigne ne paraît pas mériter beaucoup de confiance.

« PreviousContinue »