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maîtres : « Cette antiquité m'enchante, écrivait«il un jour et je suis toujours prêt à dire comme << Pline : C'est à Athènes que vous allez; respectez « les dieux. Ce respect des dieux d'Homère, cette savante tolérance réspirent dans son premier essai où il établit que les païens ne sont pas, de plein droit, frappés de damnation éternelle, opinion d'ailleurs soutenue par plusieurs évêques très orthodoxes et que l'on retrouve dans saint Justin. Après cette revendication de la justice divine, Montesquieu nommé en 1716 président à mortier en remplacement de son oncle, revendiqua la justice humaine, dans un mémoire sur l'Exagération de l'impôt. Ainsi, messieurs, ce jeune et ferme esprit essayait ses forces en prenant le parti des déshérités dans ce monde et dans l'autre. Protecteur posthume des païens, il se constituait l'avocat des paysans et des pauvres écrasés par les contributions arbitraires.

En 1721, il publia les Lettres persanes. Vous les connaissez. Nous avons parcouru ensemble ce livre charmant, plein de verve et d'entrain, audacieux comme la jeunesse, sincère comme elle; critique éloquente, rarement amère, toujours élégante et polie; satire alerte, rapide,

originale, verdoyante comme l'esprit nouveau du dix-huitième siècle : elle a toutes les grâces du printemps; elle est gaie, elle chante, elle gazouille, elle fleurit. Elle en a aussi les molles ardeurs.

« Les Lettres persanes, écrit M. Géruzez, ce livre si sérieux sous une apparence frivole, annonce déjà toute la pensée de Montesquieu; d'un côté il fait entrevoir tout ce que le despotisme oriental a enfanté de corruptions, d'iniquités, de lâchetés; de l'autre, il signale les périls de la société française, en esquissant les travers, les inconséquences de ce peuple, « où l'on enferme quelques fous pour faire croire que ceux qu'on laisse libres ne sont pas fous; » “ peuple qui « s'étonne de tout et ne réfléchit sur rien, qui se « croit libre parce qu'il se moque de ses maîtres,

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qui n'a plus d'attachement qu'à tous ses plaisirs « et à quelques préjugés, jouant en pleine sécurité « sur un terrain miné de toutes parts et sous un « édifice qui menace ruine; » puis quittant le ton badin et l'enjouement railleur qu'il a pris pour se faire écouter de ses frivoles contemporains, il les instruit par l'exemple de ces Troglodytes que la perte des mœurs conduit à travers la volupté

à la misère et à la barbarie, et qui retrouvent leur dignité d'hommes par l'effort d'une volonté courageuse. L'apologue est transparent, et les Troglodytes de Paris qui touchaient sans le savoir à la dégradation purent apprendre à quel prix un peuple se régénère.

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M. Villemain pouvait seul surprendre et mettre en lumière tous les secrets de l'art employé par Montesquieu pour charmer ainsi son siècle dont il peignait les travers et les vices; il l'a fait dans une page exquise que nous devons transcrire Portraits satiriques, exagérations ménagées avec un air de vraisemblance, décisions tranchantes amenées par des saillies, contrastes inattendus, expressions fines et détournées; langage familier, rapide et moqueur; toutes les formes de l'esprit s'y montrent et s'y renouvellent sans cesse. Ce n'est pas l'esprit délicat de Fontenelle, l'esprit élégant de La Motte; la raillerie de Montesquieu est sentencieuse et maligne comme celle de La Bruyère; mais elle a plus de force et de hardiesse. Montesquieu se livre à la gaîté de son siècle; il la partage pour mieux la peindre et le style de son ouvrage est à la fois le trait le plus

brillant et le plus vrai du tableau qu'il veut tracer (1).

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« Ce qu'il imite, a dit encore M. Villemain, dans son immortel Tableau de la littérature du dix-huitième siècle, ou plutôt ce qu'il égale, c'est La Bruyère, pour la vivacité piquante des portraits, l'hyperbole moqueuse, la verve de peintre moraliste; c'est Pascal dont il a souvent l'expression nerveuse et hardie, avec les teintes élégantes d'une autre époque, et une licence sceptique, une imagination sensuelle dont Pascal aurait frémi. Dans ce style si amusant, si net, si coloré, il y a toutes les opinions de Fontenelle, mais rien de sa manière. C'est plus tárd que Montesquieu y tomba quelquefois, par le désir d'orner un peu trop ce qui est assez beau de soi-même, la justice et la vérité. Ici, le fond seul est frivole; tout est mûr, vigoureux, précis dans l'expression.

« Au reste, ce qui dominait dans ce premier écrit, épicurien et moqueur, c'était le goût des études politiques, et la philosophie de l'histoire, chose alors bien nouvelle en France. C'est là

(1) Eloge de Montesquieu.

que se portait évidemment le génie de l'auteur. En ce sens on peut dire que tous ses ouvrages se tiennent, se suivent, et qu'il y a dans les Lettres persanes le germe de l'Esprit des lois.

Un livre frivole, amusante satire du dernier règne de la société présente, pose hardiment toutes ces questions, les résume avec profondeur, les résout par des épigrammes, et mêle des pensées de Tacite et de Machiavel à quelques peintures dignes du Sofa de Crébillon; tout s'y trouvait spirituellement dit, paradoxes et vérités piquantes; système de Law et Jansénisme, salons de Paris, et politique de l'Europe. "

Ce livre étrange eut un succès prodigieux. Je crois que le grave caractère de l'auteur y entra pour quelque chose. Un président à mortier écrivant dans le style de la Ménippée, de La Bruyère et de Pascal, avec quelques teintes adoucies, mais toujours gauloises, de Rabelais et de Montaigne gardant un peu de dignité jusque dans la licence, et frivole avec art, n'était-ce pas de quoi piquer la curiosité du public? Les Lettres persanes convenaient d'ailleurs au tempérament de la France; elles venaient à point. A peine échappée

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