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garde! médite! considère! Partout j'assistais au spectacle de l'héroïsme victorieux; l'homme transfiguré échappait aux liens, aux caresses, aux mollesses de la passion, pour embrasser la statue du sacrifice. Le théâtre devenait une école de grandeur, d'abnégation, de dévouement, un temple, une église où je voyais, pareils à ces vieux saints dont la tête rayonne entourée d'un nimbe de lumière, les héros de l'histoire gravir les cimes du patriotisme, de la vaillance et de l'honneur. « L'honneur est un vieux saint que l'on ne chôme plus, s'écriait Mathurin Regnier. Le théâtre de Corneille ressuscite l'honneur, et par là nous donne la définition et la mesure de sa mission civilisatrice.

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L'honneur, en effet, messieurs, le sens de la dignité humaine, est la condition du progrès, son arme et sa sauvegarde. Un second caractère me frappe dans l'art français : l'universalité. En Espagne, l'art a été catholique. En France, il refuse de se mûrer dans le dogme et d'y mourir. Corneille, Racine, Molière, Lafontaine, comme artistes, n'ont d'autre religion que la beauté. Ils s'abreuvent aux sources grecques et romaines.

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Désertant le moyen âge, ils constituent, au dessus des sectes, l'art moderne dans sa liberté et dans sa gloire. Je te salue, aube de la tolérance! Les esprits se sont réconciliés dans l'art, avant de se réconcilier dans une foi commune. Les artistes ont été, sans le savoir peut-être, les précurseurs de la philosophie et les ancêtres de la Révolution. Souvenez-vous, ah! souvenezvous remember - des enseignements de Corneille; tout à l'heure Bossuet vous accablera de la mort; apprenez du grand tragique la vertu de la vie. Quelle est-elle? Ne nous lassons jamais de le répéter: c'est le sacrifice; l'immolation au devoir, c'est à dire le combat. Le théâtre Cornélien est une école de vaillance. Que d'autres prêchent le renoncement stérile et la résignation stupide! Jeune homme, si tu veux marcher d'un pas ferme et hardi dans les sentiers de l'avenir, ceins tes reins de force et de volonté; apprends par l'exemple de Rodrigue à sacrifier ton amour à l'honneur; par Polyeucte à sacrifier ta fortune, ta vie à ta croyance; par Cinna à sacrifier même ta haine à ta dignité, au soin de ta grandeur morale; apprends, apprends par le vieil Horace à tout immoler aux pieds de

la patrie! Jeune homme, n'es-tu pas de la race des Van Artevelde, des Agneessens? N'es-tu pas du sang des indomptables? Va, romps, avec le vieux Corneille, le pain de l'héroïsme; c'est le pain sacré.

Peut-être voudras-tu t'arrêter en souriant et en soupirant sous les ombrages de Port-Royal qui inspirèrent l'auteur des Provinciales et celui de Phèdre et d'Iphigénie? Eh bien, oui : que le premier te donne sa verte colère! que le second verse sur toi les plus chastes et les plus suaves mélodies de sa muse virginale! Apprends, il le faut, à haïr l'hypocrisie. Mais aussi, apprends à aimer. Le cœur de l'homme n'est pas fait pour la haine. Que ton intelligence repousse et dédaigne les théories malsaines! que ton âme répudie la morale changeante! que ton équité arrête et déshonore la justice boiteuse! mais que ton cœur toujours soit baigné d'indulgence et pénétré de pardon! Haine aux idées oppressives! Pitié pour les hommes! Les premières sont tes ennemies : combats-les par le droit. Les seconds sont tes frères.

Le théâtre de Racine est une école de tendresse et de passion. Tendresse un peu élé

giaque, passion un peu énervante. Nul doute qu'en ses mains l'idéal tragique n'ait baissé. Son temps influa sur lui plus que sur aucun autre de ses contemporains. Les Achille, les Pyrrhus, les Britannicus et les Hyppolite ne sont-ils pas, je vous le demande, parents, non des héros ou des empereurs anciens, mais des marquis modernes? Descendus, non des rois de Scyros et d'Épire, ou des Messalines romaines, mais de quelque chevalier égaré dans les romans de Scudéry et de la Calprenède? Non pas fils des Dieux, mais des grands seigneurs de l'Eil-debœuf, cousins germains de messieurs de Guiche et de Lauzun? Versailles est le palais des Atrides; Agamemnon cache Louis XIV; Junie et Bérénice, sous leurs pudiques voiles, un peu relevés, laissent deviner mademoiselle de Fontange ou mademoiselle de la Vallière.

Mais quoi! pendant que je m'oublie en la compagnie de ces demi-dieux et de ces déesses, La Bruyère, Lafontaine et Molière murmurent en souriant : « Assez de héros! regarde les hommes. » Et voici que la cour et la ville, le Palais et le Marais, les Condé et les maltôtiers, la robe et la finance défilent dans la gale

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rie de portraits du nouveau Théophraste. Quelle finesse! quelle vigueur contenue! quels détails fouillés! quel relief! Il annonce parfois Beaumarchais, par le piquant de ses maximes, il présage Jean-Jacques Rousseau par la chaleur de son éloquence. C'est La Bruyère qui a dit :

Les grands ne doivent point aimer les premiers temps. Ils ne leur sont point favorables. Il est triste pour eux d'y voir que nous sortons tous du frère et de la sœur.

C'est lui qui a écrit ces belles et sévères paroles:

L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent sans relâche avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée ; et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent, la nuit, dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.

C'est une chose étrange que cette passion agraire et cet accent amer, deux mille ans après Caius Gracchus, un siècle avant Babeuf. Mais, comme épouvanté d'avoir formulé la grande hérésie sociale; trop artiste pour effacer cette page

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