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riens de Rome. Il ne paraît pas se douter qu'à Rome l'histoire était considérée comme un exercice oratoire et que ce que nous appelons la critique historique, c'est à dire la science exacte et comparée des faits et des origines, les anciens ne la connaissaient pas. Rome n'a pas eu d'historien jusqu'à la seconde guerre punique; occupée, suivant l'expression de M. Michelet, à faire l'histoire et non à l'écrire. Les Grecs qui les premiers compulsèrent les annales du peuple romain, ne trouvèrent aux mains d'une aristocratie jalouse que des documents rares, ou mutilés. Incapables de pénétrer le symbolisme des vieux âges, ils ne songèrent qu'à flatter leurs maîtres en représentant Rome dès son berceau telle qu'elle était au temps des guerres d'Annibal. C'est sur leurs livres que Tite Live a composé le sien; la fable a revêtu la majesté de l'histoire. Montesquieu, charmé par l'éloquence de Tite Live, convaincu par l'austérité de Tacite, les a suivis comme d'infaillibles autorités. Faut-il s'en étonner? Avons-nous le droit de reprocher à l'homme l'ignorance relative du temps? Le savant Niebuhr avait-il porté dans le chaos des origines romaines le flam

beau (parfois vacillant) du symbolisme germanique?

De nos jours, disait M. Villemain, un Allemand, jurisconsulte, philosophe, antiquaire, ayant longtemps vécu parmi les monuments et les textes latins, et déchiffré quelques lambeaux de palimpsestes, a découvert, dit-on, une autre histoire romaine. Son scepticisme est ingénieux et savant. Témoignages négligés ou mal compris avant lui, étude comparée de la civilisation naissante chez les divers peuples, explication de l'antiquité par le moyen âge, notions ou preuves de l'histoire empruntées à la science du droit, il emploie tout habilement. Il a vu, par exemple, qu'en Espagne, en Écosse, en Scandinavie, partout, des espèces de ballades héroïques avaient précédé l'histoire. Il a lu les chants populaires récemment recueillis, des Serviens et des Grecs modernes. Il en conclut que l'histoire des premiers temps de Rome n'est que le recueil fait en prose de chants semblables conservés dans le pays.

« L'histoire de Romulus lui paraît, à elle seule, toute une épopée. Dans Tullius Hostilius, les Horaces, et la chute d'Albe, il voit un autre

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poème épique. L'arrivée de Tarquin-Priscus à Rome, l'enfance de Servius, Tarquin le Superbe et sa parricide épouse, Brutus et sa feinte folie, la mort de Lucrèce, la guerre de Porsenna, la bataille près du lac Regille, annoncée sur la place publique de Rome par Castor et Pollux qui rafraîchissent leurs chevaux haletants à la fontaine d'Apollon, ne sont-ce pas des fragments de traditions chantées, des anneaux épars d'un cycle épique mutilé ou perdu? Ne voyez-vous pas ces vieux récits populaires tomber de bouche en bouche jusqu'à la prose éloquente de Tite Live, où Niebuhr croit reconnaître quelque part les mètres de l'Horrendum carmen, comme Thierry retrouve dans le début pompeux de la loi salique les restes d'un vieux chant national. »

A son tour, M. Michelet appuyé sur les travaux de l'Italien Vico, du Hollandais Perizonius, du Français de Beaufort, du Germain Niebuhr, les précisant tous et les éclairant de la lumière nette et vive de son esprit à la fois poétique et critique, M. Michelet le plus grand des historiens contemporains, écrit cette magnifique histoire romaine où l'épopée se mêle à la science des lois, livre qui au souffle puis

sant d'Homère et de Virgile unit la méthode investigatrice et la pénétrante analyse des Papinien, des Budé et des Cujas, et à l'inspiration de l'Iliade et de l'Énéide la précision des Institutes et des Pandectes. C'est là surtout qu'il faut lire les commencements de Rome, la formation de la cité, les querelles de la plèbe et du patriciat, les secrets des lois sacerdotales, les rigueurs de l'usure, la férocité des riches, la patience des pauvres, l'assimilation successive des nations italiennes, les guerres de Rome et de Carthage, les guerres de Pyrrhus, de Jugurtha, de Mithridate, la conquête du monde, la dissolution de la cité, la chute de la république et l'avénement de l'empire; c'est là, messieurs, que je vous convie à l'étude interne et physiologique des annales romaines, et que je vous appelle au diagnostic de ce grand corps romain agité, dévoré de tant de fièvres depuis Junius Brutus jusqu'à Jules César.

Ne savez-vous pas que le dix-neuvième siècle sera marqué, entre tous les autres, par le signe glorieux des recherches historiques? Nous devrons cette gloire à notre vieillesse. Venus tard, c'était pour nous un devoir religieux de

ramasser les os de nos pères. -Je vous conjure donc de regarder en arrière. Vous serez injustes envers Montesquieu si vous le jugez au point de vue contemporain. L'histoire, je le répète, sans vouloir me faire le courtisan de mon époque, atteint aujourd'hui son âge viril, et se dépouille des rêves de l'enfance, des poésies de la jeunesse; elle entre en possession de sa raison; elle se fait homme.

Avant Montesquieu, sauf chez Bossuet qui fut un de ses maîtres, où en était l'histoire? Non seulement la française, l'histoire de la patrie, c'est la dernière que l'on sache en France, par la même cause qui faisait ignorer aux Romains l'histoire romaine, mais l'ancienne? Au seizième siècle, plusieurs avaient plongé au fond de cette grande source. Parmi eux, Montaigne et la Boétie. Le premier en sortit, armé d'une érudition immense et flottante avec son livre des Essais; le second y puisa son opuscule de la Servitude volontaire que l'on dirait traduit de quelque livre contemporain des Gracques. Montaigne a pris de l'antiquité sa forme oratoire, sa philosophie verbeuse, sa grâce savante. La Boétie en a saisi l'âme, vivante. L'un dis

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