Page images
PDF
EPUB

que l'instrument servile des préjugés; on y apprendrait enfin à mépriser la superstition, à craindre le fanatisme, à détester l'intolérance, à haïr la tyrannie sans cesser d'aimer la paix, et cette douceur de mœurs aussi nécessaire au bonheur des nations que la sagesse même des lois.

Cet ouvrage plaça Voltaire dans la classe des historiens originaux; et il a eu l'honneur d'avoir fait dans la manière d'écrire l'histoire, unc révolution dont à la vérité l'Angleterre a presque seule profité jusqu'ici. Hume, Robertson, Gibbon, Watson peuvent, à quelques égards, être regardés comme sortis de son école.

Il ne se peut mieux définir les caractères généraux du chef-d'œuvre de Voltaire, et l'Essai sur les Mœurs ne rencontre en moi qu'un pâle commentateur, après la rapide et substantielle analyse de Condorcet.

Le livre s'ouvre par une introduction faite après coup, comme la plupart des préfaces, et décoré du titre trop fastueux de Philosophie de l'histoire. C'est une sorte de revue synoptique des peuples anciens où Voltaire touche principalement aux points négligés par Bossuet. Je pourrais y relever d'assez nombreuses erreurs de noms, de dates, de citations, déjà signalées par les savants. Voltaire connaissait mal l'an

tiquité. Pour la raconter et la juger, la science, au contraire, n'avait pas manqué à l'évêque de Meaux. J'ai même applaudi à d'éloquents passages de son discours sur les libertés d'Athènes et le patriotisme latin. Le philosophe, moins érudit en ces matières, remplace l'exactitude spéciale par l'étendue des connaissances; il supplée à la majesté du style par l'ampleur hospitalière des idées. L'Inde, la Chine, l'Arabie, les Phéniciens et les Scythes sont étudiés dans leurs lois, dans leur foi, dans leur philosophie naissante, dans leur industrie et leur courage. Il ne s'arrête pas aux bords du Jourdain, au murmure de la fontaine de Siloë, au sein des arides collines de la Judée où Bossuet enserre l'esprit des nations, comme en une Josaphat symbolique. Le Livre des Rois, des Juges et des Prophètes n'est pas, à ses yeux, le seul livre sacré. La face divine, et la splendeur incréée ne brillent pas seulement sur les pages de la Genèse; toute sagesse, toute piété et toute religion ne sont pas contenues dans le Lévitique ou le Deutéronome. Il écoute, avec respect, les premiers bégaiements de la raison chez tous les peuples de la terre; il contemple avec ravisse

ment les matinales lueurs de la morale. Des livres d'Orphée, de Pythagore, de Zaleucus, de Confutzée, il compose la Bible du genre humain.

Cette vue haute, vaste, charitable et pro

fonde de l'histoire peut être considérée comme véritablement originale et créatrice. - Voltaire enseignant la solidarité des hommes, enseigne aussi la liberté et la paix. Par là, messieurs, il est le précurseur et l'apôtre d'une époque, lointaine sans doute, mais que le monde verra avant de se dissoudre. Remarquez, je vous en conjure, que nous n'avons pas affaire à un rêveur comme l'abbé de Saint-Pierre, mais à un génie pratique, essentiellement ami de la vérité et de la possibilité des choses. Nulle exagération, nulle déclamation, nulle emphase.

Il proclame avec la simplicité qui sied aux grands principes, il affirme l'égalité primordiale des êtres, sans dictinction de races, de castes, de climats, de religion :

Nous avons tous deux sentiments qui font le fondement de la société la commisération et la justice.

:

Et plus loin:

Dieu nous a donné un principe de raison universelle; et ce

LES HARANGUES.

III.

- 14

principe est si constant qu'il subsiste malgré toutes les passions qui le combattent, malgré les tyrans qui veulent le noyer dans le sang, malgré les imposteurs qui veulent l'anéantir dans la persécution.

Plus loin encore:

Non seulement la théocratie a longtemps régné, mais elle a poussé la tyrannie aux plus horribles excès où la démence humaine puisse parvenir; et plus ce gouvernement se disait divin, plus il était abominable.

Enfin, comme fondement de sa doctrine, gage de sa bonne foi, et sauvegarde du vrai :

Tout législateur qui osa feindre que la divinité lui avait dicté ses lois, était visiblement un blasphémateur et un traître; un blasphémateur puisqu'il calomniait les dieux, un traître puisqu'il asservissait sa patrie à ses propres opinions. Si je m'étais trouvé vis-à-vis de quelqu'un de ces grands charlatans dans la place publique, je lui aurais crié : Arrête! ne compromets pas ainsi la divinitě; tu veux me tromper si tu la fais descendre pour enseigner ce que nous savons tous; tu veux sans doute la faire servir à quelque autre usage; tu veux te prévaloir de mon con sentement à des vérités éternelles pour arracher de moi mon consentement à ton usurpation; je te défère au peuple comme un tyran qui blasphème.

Ainsi, messieurs, bonté originelle de l'homme,

souveraineté de la raison, affirmation du progrès, condamnation de la théocratie, réfutation du surnaturalisme et de la transcendance, appliqués à la politique, tels sont les principes historiques de Voltaire. Quel chemin nous avons parcouru depuis Bossuet! quel espace a été franchi! Nous voici transportés d'un pôle à l'autre pôle. L'évêque disait : L'homme, créature misérable, avilie dans son âme, souillée dans son corps, meurtrie dans son entendement, troublée dans sa raison, sort d'une chute pour aboutir à un abîme : il va du péché originel à la mort. Racheté cependant, mais non réintégré dans son premier domaine, semblable à un roi exilé, il traîne parmi les vivants, ses égaux, le souvenir de sa gloire et le remords de sa grandeur; en lui rien n'est stable, autour de lui tout vacille; au dedans, obscurité; au dehors, trompeuses et mensongères lueurs; son esprit naturellement flotte et s'égare; son cœur est plein de l'amertume du néant; sa conscience est muette, et partout sa puissance avorte. Dans ses projets, dans ses labeurs, ses ambitions, ses espérances, que saisit-il? une ombre; et luimême n'est que l'ombre de l'Éternel. Par ses

« PreviousContinue »