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par la plupart des historiens comme l'apogée de la grandeur, et qui n'est que le commencement de la servitude? - Il semble que Rome, par la seule force d'impulsion que lui donnaient sept cents ans de gouvernement libre, lentement s'élance à ce point culminant de l'abîme. Elle y gravit à travers les guerres civiles et serviles, portée par la puissanee morale de son tempérament républicain, sur les ailes de sa liberté et de sa gloire; un moment, elle y respire, admirée, suppliée, obéie: sur sa tête, les lauriers toujours verts de Plaute, de Virgile, d'Horace, d'Ovide l'exilé; en sa main les récompenses civiques, le code de ses lois, et les clefs de la terre; à ses pieds, l'univers. - Et puis tout tombe, tout se précipite, tout est dispersé, tout est évanoui. — Quels furent les artisans de cette fortune incomparable? Quelles furent les causes de cette chute? Ce livre se propose de vous les faire connaître.

« Avec un bon sens égal à celui de Polybe, avec plus de netteté et de pénétration, il met sous nos yeux les ressorts de la puissance romaine, les principes de cette force toujours croissante jusqu'à ce que sa vertu, qui en était l'âme, venant à se relâcher, ce grand corps commence

LES HARANGUES.

III.

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à s'affaiblir par des convulsions, avant de s'éteindre dans le marasme. Rome fut invincible aussi longtemps qu'elle eut pour se diriger une tête saine dans le sénat, et pour accomplir ses desseins un cœur généreux dans le dévouement du peuple à la chose publique. Le respect des dieux, la religion du serment, le sentiment du devoir, le mépris de la vie et des richesses et l'amour de la gloire étaient dans tous les rangs autant de forces vives, également propres à la discipline et à l'action, qui réglaient les mouvements de ce corps formidable, et le poussaient fatalement à la conquête du monde. Avec ce tempérament moral, les agitations intérieures étaient une menace pour l'étranger et non un péril pour la république, parce que ces luttes politiques entre le peuple et les patriciens exerçaient et augmentaient les forces qui devaient s'unir contre les ennemis du dehors. » « Il fallait bien, dit Montesquieu, qu'il y eut à Rome des divisions: et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au dehors ne pouvaient pas être modérés au dedans. Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c'est vouloir des choses impossibles; et pour

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règle générale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, ou peut être assuré que la liberté n'y est pas. »

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Montesquieu est un patricien ami de la liberté. » - (Géruzez.)

D'après Montesquieu, les principales causes de la grandeur romaine sont : 1o L'amour de la liberté, du travail et de la patrie; 2o la sévérité de la discipline militaire; 3° le principe invariable de ne faire la paix qu'après la victoire; 4° la sagesse persévérante du sénat.

A ces mesures générales de l'accroissement continu de la puissance romaine, viennent s'en ajouter d'autres d'une moindre importance et que le génie de Montesquieu démêle avec une égale sagacité. Déjà avant lui Bossuet dans son Discours sur l'histoire universelle, avait, en un style qu'on ne surpassera pas, exposé la suite de l'histoire de Rome et montré les secrets de sa force grandissante en même temps que les symptômes et les germes de sa ruine inévitable. Mais Bossuet ne fait que toucher d'un doigt rapide ces périodes que Montesquieu étudie, analyse et juge avec moins d'autorité, mais avec

plus de finesse, avec moins d'éclat, mais avec un sens historique plus vif et plus précis. Les pages sur Rome qui comptent parmi les meilleures du Discours de Bossuet ne sont, à vrai dire, qu'un programme savamment et ingénieusement rempli par Montesquieu. On sait d'ailleurs que Rome, la Grèce, l'antiquité, servent, aux mains de l'évêque de Meaux, de prolégomènes au christianisme. Chaque peuple, chaque siècle, chaque cité déposent en faveur de la révélation. L'histoire n'est que l'emplacement de la croix. Pour planter solidement ce signe de la Foi chrétienne, le dernier père de l'Église pétrit la poussière des générations.

Depuis Adam, Abraham et Jacob jusqu'au règne d'Auguste et à celui de Charlemagne, l'humanité, sous les verges de Bossuet, aboutit au catholicisme.

Les nations ne sont plus des êtres vivants, mais des témoins impassibles. -Bossuet est le magnifique doctrinaire des annales du monde.

Montesquieu arrache l'histoire à ce dogmatisme: Rome naît, grandit et meurt par des lois qui lui sont propres, et non pas seulement pour préparer le monde à la domination du Christ,

et disparaître après avoir accompli ce travail sacré. De cette nouvelle conception de l'histoire jaillissent maint jugement nouveau et maints lumineux aperçus. Bossuet parlait comme un prophète et un poète; Montesquieu parle en philosophe et en critique. Avec quelle sûreté, avec quelle concision digne de Tacite, vous pourrez en juger, messieurs, par ces extraits que je recueille presque au hasard, çà et là, et qui cependant, je l'espère, creuseront un durable sillon dans vos mémoires :

Rome, ayant chassé les rois, établit des consuls annuels; c'est encore ce qui la porta à ce haut degré de puissance. Les princes ont dans leur vie des périodes d'ambition; après quoi d'autres passions, et l'oisiveté même succèdent; mais la république ayant des chefs qui changeaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leur magistrature pour en obtenir de nouvelles; il n'y avait pas un moment de perdu pour l'ambition; ils engageaient le sénat à proposer au peuple la guerre, et lui montraient tous les jours de nouveaux ennemis.

Ce corps y était déjà assez porté de lui-même, car étant fatigué sans cesse par les plaintes et les demandes du peuple, il cherchait à le distraire de ses inquiétudes et à l'occuper au dehors.

Rome était dans une guerre éternelle et toujours violente;

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