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sereine. La sérieuse Angleterre consacrait les beaux vers aux belles découvertes. L'astronomie newtonienne rayonnait d'un nouvel éclat, et il semble que le dythirambe de Thompson ajoutait une nouvelle lumière à celle des astres découverts et guidés par le savant dans les lointaines profondeurs des cieux. — Voltaire demeurait pensif. Une sorte d'initiation s'accomplissait il rêva dès ce jour, à ses discours philosophiques, et peut-être ébaucha-t-il vaguement les vers de sa magnifique explication du système des mondes. Il s'abreuvait ainsi aux sources d'un art inconnu, d'une philosophie étrangère, d'un droit inespéré, aux sources même de la dignité et de l'honneur. — Il apprenait à penser. Mais ni ces méditations, ni cette vie occupée et facile, ni ce commerce avec les plus grands esprits, ni les mirages d'une gloire prochaine, ne suffisaient à tromper les ennuis de l'exil et la tristesse de l'absence. A quoi songeait-il donc? Sur quel sujet tournait-il incessamment les yeux? Messieurs, Eschine proscrit d'Athènes, s'écriait à Rhodes : « O pa<< trie qu'on ne peut se consoler d'avoir perdue "que par l'espérance de la revoir! » Ovide

chassé de Rome, écrivait les Tristes et mourait chez les Sarmates, les bras et le cœur tendus vers la campagne romaine; le soldat Virgilien expirant se souvenait d'Argos; Dante Alighieri, dans les cercles du ciel et de l'enfer, retrouvait et chantait Florence, la douce contrée où le si résonne, Florence ingrate, mais toujours adorée et bénie. Voltaire ne se pouvait rassasier de songer à la France. Il conspirait (non pas à la manière des soldats de Coblentz et de l'armée de Condé, qui plus tard, ramenèrent les fantômes du passé sur la croupe de leurs chevaux); il conspirait d'apporter à la France les notions du droit, de la tolérance et de la justice. Pour se venger d'elle, il résolut de lui donner un poème; il mit la dernière main à la Ligue qu'il appela désormais LA HENRIADE, il se proposa d'ajouter un nouveau fleuron à la couronne poétique de sa patrie; il voulut la doter d'une épopée. Pauvre enfant banni, tu savais qu'on ne peut se venger d'une mère que par de nouvelles caresses et de nouveaux baisers.

La France en effet n'avait pas de poème épique; car je ne parle pas ici des épopées du douzième siècle, de ces œuvres fortes et naïves où respi

rent l'âme chevaleresque des aïeux et l'instinct des batailles; de ces trésors « qui brillent autant par la profondeur des traditions que par l'éclat du langage, par le génie individuel des poètes, l'imagination radieuse qui les soutient sans cesse, par la largeur et l'ampleur de l'idiome. » (M. Edgar Quinet.) La France ne savait pas que ces épopées françaises avaient été citées et admirées par Dante, que trois siècles après leur complet achèvement, Arioste les imitait en respectant leur éclat, leur pittoresque, sans pouvoir égaler leur naïveté, leur naturel et leur profondeur. L'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre, les Iles Scandinaves se disputèrent de les traduire librement. La tradition française animait, inspirait les grands poètes de toutes les nations de l'Occident. En France, au contraire, elle allait s'éteignant. Au seizième siècle le souvenir de ces poèmes de l'enfance nationale est aboli. Au dixseptième, comme je vous l'ai dit à propos de Boileau, tout art, toute doctrine littéraire, se modèlent et se formulent sur l'antiquité grecque et romaine. Le poème épique et la tragédie empruntent leurs lois à Homère, à Virgile, à Sophocle; Eschyle et Pindare, Horace et Sénèque,

Auguste et Périclés sont les seuls ancêtres reconnus par les rois et par les artistes.- La première condition de l'épopée, l'originalité, manque absolument aux poètes. Et cependant, messieurs, les sujets abondent. Quelle histoire est plus riche? quelles annales plus grandes et plus variées? L'âme épique chante à chaque page; l'héroïsme déborde, nulle nation ne se répandit sur le monde avec plus de fougue et d'enthousiasme. Il semble, en de certains siècles, qu'elle le veuille embrasser.-Hélas! on dirait, en d'autres temps qu'elle s'efforce de l'étouffer. C'est sa gloire et sa misère de passer en un jour de la tendresse à la colère, et de la liberté à la servitude. Ses pas sont dans tous les chemins : elle a véritablement le caractère de l'épopée : l'universalité. -Aussi plusieurs, avant Voltaire, avaient cherché à tailler dans ce marbre de l'histoire une statue épique. Jeanne d'Arc attirait Chapelain; Saint-Louis et les croisades inspiraient le père Lemoine. Qu'est-il resté de Chapelain? quelques beaux vers, et l'épigramme de Boileau :

Maudit soit l'auteur dur dont l'âpre et rude verve,
Son cerveau tenaillant, rima malgré Minerve,

Et de son lourd marteau, martelant le bon sens.
A fait de méchants vers douze fois douze cents.

Qu'est-il resté du père Lemoine, de la compagnie de Jésus? Rien. Je me trompe, un éloge, écrit par Châteaubriand pour les besoins. de la cause, et quelques mots sanglants de Pascal.

:

Faut-il aux noms de Lemoine et de Chapelain, ajouter les noms de Scudéry, auteur du poème d'Alaric Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre; de Desmarets de Saint-Sorlin, auteur de Clovis; de Sainte-Garde, père poétique d'un Charles Martel? Partout ils se traînent gauchement et lourdement sur les traces du génie homérique et virgilien, semblables en leur marche lente et compassée à ces insectes qui souillent les fleurs. Les autres nations avaient leurs poètes qu'elles montraient avec orgueil. L'Italie, Dante, le Tasse, Arioste; l'Angleterre, Milton; le Portugal, Camoëns. Le nord répétait les chants rudes et sonores des Niebelungen. Seule, la France dépouillée par ses propres mains de ses traditions nationales, restait muette.

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Lorsque Voltaire eut ébauché La HENRIADE,

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