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au solennel ennui du dernier règne où elle avait dévotement langui pendant vingt années, flanquée à sa droite par Mme de Maintenon, à sa gauche par le père Tellier; refroidie par la jaune figure de Louis XIV qui digérait péniblement, la patrie de Molière s'élançait, avec une sorte de folie, se jetait tête baissée dans l'école de la satire, de l'ironie, de la fantaisie philosophique; cordiale école du rire qui jadis avait fait sa gloire. -Sur ses bancs elle avait coudoyé Panurge et Pantagruel.

A cette gaîté se mêlait une secrète tendance vers de nouveaux principes inconnus, vagues, mal définis; ardemment désirés comme tout ce qu'on entrevoit à peine. Au dessus de cette orgie carnavalesque et souvent odieuse qui s'appelle la Régence, après les fumées de cette nuit de mardi gras, la douce aurore de la philosophie baignait les âmes d'une douce lumière, — rayon de soleil sur la fange. -Les Lettres persanes trop complaisantes sans doute pour les travers du temps, contenaient, en germe, l'avenir. Elles étaient à la fois une satire, une complicité et une espérance.-Leur succès ouvrit à Montesquieu les portes de l'Académie; chose étrange! cette

vénérable institution n'ayant pas coutume d'ouvrir facilement aux noms populaires, et se recrutant, sans bruit, de littérateurs sans renommée. Depuis Richelieu, elle bat un rappel en sourdine dans tous les carrefours du blason, du poème épique, de la fable et de la tragédie. Montesquieu lui-même avant sa candidature, n'avait-il pas écrit:

Ce corps a quarante têtes, toutes remplies de figures, de mé taphores et d'antithèses!... Il n'est point ferme sur ses pieds; car le temps l'ébranle, et l'on dit qu'aussitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses arrêts.

L'entrée fut malaisée. Aux portes de ce Capitole... je me trompe : aux portes de ces ChampsÉlysées, veillait le cardinal Fleury, premier ministre, un cerbère en robe rouge, plus friand du gâteau de Virgile que de la poignée de terre de Dante. Instruit par des personnes pieuses et zélées des plaisanteries du Persan sur les dogmes, la discipline, les ministres du culte catholique, il refusait son agrément. (Soyons équitables, même envers les cardinaux.) Le refus me paraît naturel, lorsque je songe à la lettre vingt-quatrième où le Persan insinue que:

le pape est un magicien, qu'il fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin... et que les évêques ont pour principale mission celle de dispenser de la loi.

Et si je pense à la lettre vingt-neuvième, où, en parlant des juges ecclésiastiques, ce Persan infidèle écrit:

Les autres juges présument qu'un accusé est innocent: ceux-ci le présument toujours coupable. Dans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur: apparemment parce qu'ils croient les hommes mauvais; mais, d'un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les jugent jamais capables de mentir; car ils reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu'ils sont doux, et qu'ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les condamner; mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit.

Pour

Le cardinal Fleury est excusable. vaincre ses scrupules épiscopaux, Montesquieu, s'il faut en croire Voltaire, et après lui la plupart des critiques, eut recours à un stratagème. Je rapporte l'anecdote, sans la garantir, ni la

ans.

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juger. Il fit faire des Lettres persanes une édition dans laquelle les passages mal sonnants étaient adoucis, la porta lui-même à M. de Fleury, qui lisait peu; et grâce à cette édition expurgée, capta sa bienveillance. Appuyé par le maréchal d'Estrées, directeur de l'Académie française, Montesquieu franchit le seuil de la compagnie et prononça le 24 janvier 1728, son discours de réception. Il n'avait pas trente-neuf Remarquable par la concision accoutumée de l'auteur, ce discours par sa fière simplicité se distingue du ton ordinaire à ces froides harangues de récipiendaire. Il loue l'Académie sans complaisance, avec la politesse bienséante d'un homme de bon ton; il loue la mémoire de Richelieu, sans servilité, avec l'indépendance d'un historien. Auparavant, en 1725, le jeune président à mortier avait fait entendre dans son discours de rentrée au parlement de Bordeaux, ces graves et fortes paroles :

Je ne parlerai point de ces grandes corruptions qui, dans tous les temps, ont été le présage de la chute des États; de ces injustices de dessein formé; de ces méchancetés de système; de ces vies toutes marquées de crimes, où des jours d'iniquités ont

toujours suivi des jours d'iniquités; de ces magistratures exercées au milieu des reproches, des pleurs, des murmures et des craintes de tous les citoyens. Contre des juges pareils, contre des hommes si funestes, il faudrait un tonnerre; la honte et les reproches ne sont rien !

Cette éloquence n'est-elle pas un symptôme des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence? Nous touchons, en effet, au moment où Montesquieu publiera ce livre ingénieux et sévère, cette grande étude de la plus grande nation de l'univers. Avant de l'écrire, il renonça à son titre de magistrat pour s'adonner entièrement à la philosophie et aux lettres; dépouilla la robe de Mathieu Molé pour revêtir celle de Platon et d'Aristote.

Je n'entendais pas la procédure, dit-il quelque part; ce qui m'en dégoûtait le plus, c'est que je voyais à des bêtes le même talent qui me fuyait pour ainsi dire.

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« Il vendit donc sa charge, et ne fut plus qu'homme du monde et homme de lettres; ce qui semblait encore, dans ce temps,» remarque finement M. Villemain, « une petite dérogation pour un président à mortier, né baron, et seigneur de château. »

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