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» Si elle survit au corps, elle sera plus

» heureuse que quand elle lui étoit unie. » Donc la mort n'est point à redouter. »

Eh! qui leur avoit dit que l'âme, en survivant au corps, ne seroit que plus heureuse? comme si l'ou ne pouvoit concevoir un troisième état, où, n'étant ni plus heureuse ni anéantie, elle soit livrée à la douleur et aux tourmens !

On reproche à Cicéron d'avoir fait un faux Dilemme dans son plaidoyer pour Cluentius. Il s'agissoit de prouver que, dans un jugement rendu quelques années auparavant, en faveur de Cluentius Avitus, père du client, et contre Oppianicus, les juges, qui avoient réellement été corrompus en recevant de grandes sommes d'argent, ne l'avoient point été par Cluentius Avitus, mais par Oppianicus, son adversaire. Voici ce Dilemme :

« Unum quidem certè nemo erit tam iniquus » Cluentio, qui mihi non concedat, si constet cor» ruptum illud esse judicium, aut ab Avito, aut » ab Oppianico esse corruptum. Si doceo non ab » Avito, vinco ab. Oppianico. Si ostendo ab Op» pianico, purgo Avitum. »

«En supposant qu'il y ait eu corruption

» dans ce jugement, il n'est certainement per>> sonne assez ennemi de Cluentius pour ne pas » convenir de l'une de ces deux Propositions, » ou c'est Avitus qui est le corrupteur, ou c'est Oppianicus. Si je fais voir que ce n'est point » Avitus, je le sauve par Oppianicus. Si je dé>> montre que c'est Oppianicus, par-là même » Avitus est absous. >>

>>

A la vérité, ce raisonnement, pris en lui-même, est vicieux ; car, comme il n'est pas impossible que des juges, après avoir été séduits par des présens offerts des deux côtés, donnent gain de cause à la partie qui a été la plus généreuse, on pouvoit rigoureusement répondre à Cicéron que, peut-être, Avitus et Oppianicus avoient l'un et l'autre corrompu la justice. C'étoit effectivement ce qui étoit arrivé; mais un scélérat, qui disposoit de l'argent d'Oppianicus, lui avoit fait perdre son procès, dans l'intention de recouvrer les fonds et de se les approprier. Le peuple, ignorant ces faits, prenoit parti pour Oppianicus; et soutenoit que, puisqu'il avoit été condamné, c'étoit une preuve qu'il n'avoit point gagné ses juges; Cicéron, parfaitement instruit de tout, dissimule en habile

avocat ce qui peut nuire à son client, et profite de toutes les raisons morales qui militent en sa faveur en un mot, si son argument a de la force, c'est qu'il est fondé sur l'opinion commune que celui qui avoit perdu sa cause n'avoit point employé la séduction.

Il est donc essentiel, et nous devons le conclure de tout ce que nous venons de dire, d'employer dans un Dilemme des Propositions exactement opposées, et de les étayer de preuves justes et nerveuses.

DE L'ÉPICHÉRÈME (1).

L'HOMME est naturellement curieux et impatient. S'il aime la vérité, il veut la connoître aussitôt qu'il la cherche la dis

:

cussion le gêne, l'étude le rebute, le travail le dégoûte; un fond de paresse achève de lui peindre comme fatigant, comme inutile, comme ridicule, tout ce qui lui

(1) Επιχείρημα, epichéirema de ἐπιχειρῶ, ἐφί cheiro, j'attaque, je fais des efforts,

paroît étranger à ses intérêts. Faut-il exciter son ambition, son avarice, sa vanité, il est tout de feu ; rien ne lui semble difficile; les preuves sont frappantes, les conclusions évidentes, tout est démonstration. Mais est-il question de combattre ses préjugés, de redresser ses torts, d'arrêter ses fougues, de calmer ses fureurs, de l'éclairer, de le persuader, de le convaincre, c'est alors que sa raison est lente, que son imagination est assoupie, que tout son esprit est dans un engourdissement d'où l'éloquence seule peut le tirer. Une Induction scrupuleuse, un Sorite bien enchaîné, des Exemples saillans, des Dilemmes énergiques, des Sentences vigoureuses, voilà sûrement autant de moyens efficaces pour réveiller, pour piquer, pour enflammer son émulation: mais le plus prompt et le plus propre à son caractère, c'est l'Épichérème. Ce Raisonnement met sous ses yeux une vérité dans tout son jour, développe une Proposition avec toutes ses preuves, explique tout ce qui pourroit être obscur, démontre ce qui sembleroit douteux, et confirme ce qui laisseroit dans

l'esprit le moindre sujet de défiance; en un mot, l'Épichérème, s'il demande de l'attention n'en exige que pour l'instant. Il ne laisse point refroidir par des délais l'impression qu'il excite, il n'abandonne point à des réflexions tardives le sujet qu'il propose; mais ce qu'il avance, il le démontre aussitôt, et il est l'analyse parfaite d'un long discours : prouvons-le par des exemples.

La Milonienne est un tissu d'Epichérèmes qu'on peut réduire au suivant:

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Il est permis de tuer quiconque nous tend » des piéges; la loi naturelle, le droit des » gens, les exemples, tout le prouve :

» Or Clodius a tendu des piéges à Milon; ses armes, ses soldats, ses manoeuvres et >> autres circonstances le démontrent:

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» Donc il a été permis à Milon de tuer » Clodius. »

Les deux premières Propositions de ce Raisonnement pourroient paroître hasardées, ou du moins n'être pas assez claires; mais il ne reste plus de nuage dès lors que l'une et l'autre sont soutenues par preuves de droit et de fait.

des

BOSSUET, dans son Oraison funèbre de

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