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dégoûté de tout ce qui n'est point matière de << raisonnement... » Bayle dégoûté de son Dictionnaire, de sa critique, de son amour des faits et des particularités de personnes, est tout-à-fait comme Chaulieu sans amabilité, tel que mademoiselle De Launay nous dit l'avoir vu aux approches de sa fin. Nous ne rappellerons pas plus de détails sur ce grand esprit : sa vie par Desmaizeaux et ses œuvres diverses sont là pour qui le voudra bien connaître. Comme qualité qui tient encore à l'essence de son génie critique, il faut noter sa parfaite indépendance, indépendance par rapport à l'or et par rapport aux honneurs. Il est touchant de voir quelles précautions et quelles ruses il fallut à milord Shaftsbury pour lui faire accepter une montre : « Un tel meuble, dit Bayle, me paraissait alors très inutile, mais « présentement il m'est devenu si nécessaire, que je ne saurais plus m'en passer... » Reconnaissant d'un tel cadeau, il resta sourd à toute autre insinuation du grand seigneur son ami. On n'était pourtant pas loin du temps où certains grands offraient au spirituel railleur Guy-Patin un louis d'or sous son assiette, chaque fois qu'il voudrait venir dîner chez eux. On se serait arraché Bayle s'il avait voulu, car il était devenu, du fond de son cabinet, une espèce de roi des beaux-esprits. Le plus triste endroit de la vie de Bayle est l'af

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M. VILLEMAIN.

Un sentiment qui semble naturel à la plupart des écrivains, critiques ou poètes, après le premier moment où l'on s'élançait avec union et enthousiasme dans la carrière, c'est la crainte d'être gêné dans sa libre expansion, d'être frustré dans sa part de louange par les hommes supérieurs qui continuent de nous primer, ou par les hommes distingués qui s'élèvent à côté de nous et nous pressent. Ce sentiment, qui paraît être excité surtout aux époques de grande concur

et savant Dugas-Montbel, dans les derniers mois de sa vie, avouait ne plus supporter que cette lecture d'érudition digérée et facile. La lecture de Bayle, pour parler un moment son style, est comme la collation légère des aprèsdisnées reposées et déclinantes, la nourriture ou plutôt le dessert de ces heures médiocrement animées que l'étude désintéressée colore, et qui, si l'on mesurait le bonheur moins par l'intensité et l'éclat que par la durée, l'innocence et la sûreté des sensations, pourraient se dire les meilleures de la vie.

Décembre 1835.

M. VILLEMAIN.

Un sentiment qui semble naturel à la plupart des écrivains, critiques ou poètes, après le premier moment où l'on s'élançait avec union et enthousiasme dans la carrière, c'est la crainte d'être gêné dans sa libre expansion, d'être frustré dans sa part de louange par les hommes supérieurs qui continuent de nous primer, ou par les hommes distingués qui s'élèvent à côté de nous et nous pressent. Ce sentiment, qui paraît être excité surtout aux époques de grande concur

rence et de plénitude, au second ou au troisième âge des littératures très cultivées, sentiment utile et bon, à vrai dire, en tant qu'il n'est qu'avertissement et aiguillon, devient faux s'il renferme une crainte sérieuse et une tristesse jalouse. A moins de venir à quelque époque encore brute, inégale et demi-barbare, à moins d'être un de ces hommes quasi fabuleux (Homère, Dante.... Shakspeare en est le dernier), qui obscurcissent, éteignent leurs contemporains, les engloutissent tous et les confisquent, pour ainsi dire, en une seule gloire; à moins d'être cela, ce qui, j'en conviens, est incomparable, il y a avantage encore, même au point de vue de la gloire, à naître à une époque peuplée de noms et de chaque coin éclairée. Voyez en effet : le nombre, le rapprochement, ont-ils jamais nui aux brillants champions de la pensée, de la poésie, ou de l'éloquence? tout au contraire; et, si l'on regarde dans le passé, combien, sans remonter plus haut que le règne de Louis XIV, cette rencontre inouie, cette émulation en tous genres de grands esprits, de talents contemporains, ne contribuet-elle pas à la lumière distincte dont chaque front de loin nous luit? Au siècle suivant de même. Et si, à un horizon beaucoup plus rapproché, et dans des limites moindres, nous regardons derrière nous, a-t-il donc nui aux hommes qui pré

III.

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