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NAPOLÉON,

POÈME PAR M. EDGAR QUINET.

Depuis six ans environ, il s'est fait un assez bon nombre de tentatives poétiques pour sortir du genre qu'on pourrait appeler élégiaque, lyrique, individuel, du genre de l'art pour l'art, de ces deux cercles voisins l'un de l'autre et où se dessinent hautement Goëthe et Byron. Il y a eu nombre de tentatives épiques, napoléoniennes, sociales, saint-simoniennes, palingénésiques, humanitaires (tous ces mots ont été employés). Le public, qui ne lit pas ces ébauches

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plus ou moins féméraires et malheureuses, ne sait pas ce qu'il en coûte pour arriver jusqu'à lui, et dans ces marches forcées de l'intelligence, pour un qui atteint au but ou qui obtient du moins d'être nommé et discuté, combien d'autres tombent obscurément le long du chemin, sans une mention, sans un regard. Les critiques, à qui toutes ces productions hasardées arrivent régulièrement, se taisent le plus souvent, par embarras, par prudence, par certitude de mécontenter tout le monde, s'ils parlent, et de paraître à la fois trop indulgents, aux yeux des indifférents, trop sévères au gré des nobles et orgueilleux blessés. J'ai eu entre les mains, sous le titre de Première Babylone, un poème tout-à-fait bizarre, par un homme de cœur, M. Desjardins. Plus récemment, j'ai hésité à parler de la Cité des Hommes, poème incomplet, par un homme de talent, M. Adolphe Dumas. Ce dernier poème, qui est précédé d'une préface philosophique très remarquable, dans laquelle l'auteur se porte comme le dis ciple libre et le continuateur à sa manière des Vico, Condorcet, Bonnet, Fabre d'Olivet, Ballanche, Saint-Simon, etc., ce poème auquel on ne peut refuser élévation et imagination, réunit en lui toutes les difficultés conjurées de l'idée,

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de la langue et du rhythme, tous les mélanges de l'individuel et du social, du réel, du mythique et du prophétique; c'est comme une cuve ardente où bouillonnent, coupés par morceaux, tous les membres d'Eson. L'auteur, qui a plus d'un rapport de ressemblance avec M. Quinet dont nous parlerons tout à l'heure, appartient comme lui, à cette génération infatigable et généreuse, pure, avide d'espérance, insatiable de beaux désirs, de laquelle lui-même il a dit en un endroit :

Toute une nation puissante qui s'éprend

Pour le bien, pour le bon, pour le beau, pour le grand ;

Et toute une jeunesse ardente et sérieuse,

Qui pâlit de travail, et, les larmes aux yeux,
Cherchant son avenir, au plus profond des cieux
Suit l'étoile mystérieuse.

On hésite à faire l'aumône d'une louange restreinte, mais sentie, et d'un regret compatissant lorsqu'elles échouent), à ces vastes ambitions poétiques qui demandent du premier coup un monde tout entier nouveau, qui voudraient doter de leur poésie, comme d'une religion, l'univers, et à qui le rameau de Dante semblerait parfois trop léger. Qu'offrir, en retour de leurs labeurs et de leurs

vœux, à ceux qui vous disent, comme M. Adol

phe Dumas :

Quand on s'est mis en tête une idée éternelle,

Qu'on y tient, à son flanc, comme on tient à son aile,
Cela n'est plus possible! Un moi mystérieux

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Nous pousse; alors on prend la vie au sérieux :
Plus de jeux dans les prés, plus de frais sous le saule ;
Le soir plus de moments perdus en doux propos;
Il faut douze combats, et puis, pour le repos,
La peau de lion sur l'épaule!

Le monde ne sait pas les sublimes ennuis
Des rêves éveillés qu'on fait toutes les nuits;
Il ne sait pas, tandis qu'il voue une génisse,
Ce qu'un vers sibyllin coûte à la pythonisse;
Tandis que le tribun parle et qu'on bat des mains
Au forum, et qu'on lève et le poing et la chaîne,
Elle écrit de son sang, sur ses feuilles de chêne,
Vos grandes annales, Romains!

Si M. Adolphe Dumas avait écrit toujours ainsi, son poème serait classé autrement qu'il l'est. Jeune au reste, et non découragé, qu'il se venge par de nouveaux et meilleurs efforts! Ce qui fait, selon moi, la différence entre l'excellent artiste et l'artiste qui manque son coup, est souvent peu de chose au fond, quoique ce soit capital pour le résultat et pour l'effet. Dans les deux vases, le liquide semble le même ; c'est presque le même poids, la même quantité et la même nature de sels; à quoi tient-il qu'ici le

cristal devienne parfait et de diamant, que là au contraire la cristallisation soit confuse? Cette comparaison doit donner de la modestie aux poètes qui réussissent, à l'égard de leurs géné– reux frères qui échouent; mais elle doit donner aussi à penser à ces derniers dans les arts, dans la poésie, rien ne dure, rien n'est véritablement beau, sans la qualité de finesse.

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Ahasvérus, que M. Magnin a si bien analysé autrefois dans la Revue des deux Mondes, et que dernièrement M. Enfantin, dans sa lettre à M. Heine, n'a pas mal caractérisé d'un mot en disant que ce n'était qu'un grand espoir, Ahasvérus me semble appartenir à l'espèce de ces poèmes confus dont je parle; il les résume suffisamment, il en dispense presque, il est le seul qui ait réussi et que le public connaisse. A l'aide de cette courante et fantastique tradition, M. Quinet qui, jusquelà, voyageur panthéiste et rêveur, s'était un peu abîmé en présence de la nature, transporta dans la vue des temps et de l'histoire sa pensée amie des interprétations et des symboles. En abordant aujourd'hui Napoléon, c'est-à-dire le plus grand des individus de ce temps-ci, il cherche, par une éclatante et courageuse épreuve, à confirmer et à continuer l'idée métaphysique qu'il a conçue du développement historique de l'humanité. Nous nous bornerons à examiner le

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