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si merveilleusement aidé par une Kitty digne du pinceau de Westall, a conféré à M. de Vigny un rôle plus extérieur et plus actif qu'il ne semblait appelé à l'exercer sur la jeunesse poétique, lui, • artiste avant tout distingué et superfin, enveloppé de mystère. Un écrivain qui accroît chaque jour sa place dans notre littérature par des études consciencieuses, savantes, et qui cherche à réhabiliter l'homme de lettres dans l'antique acception du mot, M. Nisard a dit récemment en parlant d'Erasme : « Dans ce temps-là, on ne connaissait pas le poète, cet être tombé du ciel et qui meurt sans enfants, et pour qui le monde contemporain n'est qu'un piédestal d'où il s'élance, et où il vient replier de temps en temps ses ailes fatiguées. » Or, c'est précisément ce poète, contesté par l'homme de lettres et par le mondain, que M. de Vigny a voulu, non pas justifier dans des actes de frénésie 1, mais plaindre, expliquer, et venger aussi d'une oppression

1 On lit dans l'Histoire de l'Académie des Inscriptions que Boivin l'aîné, savant original, disputeur et processif, avait dans sa jeunesse la fureur des vers français; il en montra un jour à Chapelain qui, de meilleur goût dans ses jugements que dans ses œuvres, lui conscilla de les mettre au cabinet. Ce fut pour Boivin un coup de foudre, il faillit en mourir. Il écrivit, en rentrant chez lui, le détail de ses impressions et une espèce de psychologie personnelle comme on dirait aujourd'hui. Cette pièce singulière, intitulée flux de mélancolie, commence de la sorte: « Dans l'état où je suis il n'y a que Dieu qui puisse me consoler... je suis si ennuyé du monde que, si ce chagrin me continue, j'espère au

que peut-être la défense exagère. La spirituelle préface qu'il a ajoutée à sa pièce a nettement défini la catégorie des poètes, à part des écrivains plus ou moins philosophes ou gens de lettres, qui sont deux classes différentes et inférieures. Le poète des époques encombrées, tel® que nous l'avons décrit en commençant, n'a jamais eu plus pathétique avocat, apologiste plus fervent et mieux engagé dans la cause. Aussi, tandis que M. de Lamartine, avec sa noble négligence, demeure, en public et sous le soleil, le prince aisé des poètes, l'auteur de Chatterton, dans son cercle à part et du fond de ce sanctuaire à demi voilé, en est devenu le patron réel, le discret consolateur par son élégante et riche parole, attentif qu'on l'a vu, et dévoué et compatissant à toute poésie. Et si cela donnait idée de comparer aujourd'hui les deux poètes dans leur forme actuelle de talent, on trouverait, ce me semble, que, quand l'un, comme aux approches de l'embouchure, prolonge à nappes de plus en plus débordées une onde vaste, épanouie, inondante parfois, l'autre au contraire distille de près une eau à qualités rares, chargée

moins qu'il m'en tirera bientôt. Il me semble que j'écris mon testament, etc. » Ce sont les premiers indices au dix-septième siècle de la maladie des Gilbert et des Chatterton. Cela n'allait pas encore au suicide; on ne se tuait pas, on priait Dieu qu'il vous fit mourir.

de sels précieux, et aussitôt cristallisée dans la fraîcheur de la grotte en aiguilles multiples, bigarrées, ingénieuses, étincelantes. Quant aux différences de situation ou de talent, qui séparent présentement M. de Vigny de M. Hugo, elles sont assez marquées d'après ce qui précède, pour que je croie inutile de les particulariser.

Dans son récent volume, qui est un retour de souvenir vers le passé, M. de Vigny a laissé le poète pour s'occuper du soldat, cet autre paria, dit-il, des sociétés modernes. Trois histoires successives, Laurette, la Veillée de Vincennes et le Capitaine Renaud, nous amènent, à travers un savant labyrinthe concentrique et par de délicieux méandres, à un but philosophique et social élevé. L'auteur énonce, sur l'état arriéré des armées, sur leur transformation nécessaire, des idées miséricordieuses et équitables, les vues d'un philosophe militaire qui a profité de toutes les lumières de son temps et qui s'est souvenu de Catinat. Ce qu'il dit de la responsabilité, de l'abnégation, est d'une belle et sombre profondeur; il a touché, en sceptique respectueux, en artiste pathétique, à des mystères de morale qui ont par moments troublé sans doute bien des cœurs guerriers. Ses conclusions sur l'honneur, seule vertu humaine encore debout, seule reli

gion, dit-il, sans symbole et sans image au milieu de tant de croyances tombées; les espérances qu'il fonde sur ce seul appui fixe de l'homme intérieur, sur cette île escarpée (disait Boileau), solide encore, selon M. de Vigny, dans la mer de scepticisme où nous nageons; cet acte de foi en désespoir de cause sied à notre poète. Il s'est peint en personne plus qu'il n'imagine dans cette invocation à un culte qu'on garde inviolable, même sans savoir d'où il vient ni où il va, même sans l'idée d'un regard céleste et d'une palme future. Mais ce débris d'une antique vertu chevaleresque, auquel le poète-chevalier se rattache dans la perte de ses premières étoiles, est-ce donc, comme il le veut croire, une planche de salut pour une société tout entière ? est-ce autre chose qu'un rocher nu, à pic, bon pour quelques-uns, mais stérile et de peu de refuge dans la submersion universelle? Pour moi, sans généraliser autant que M. de Vigny mes espérances, je me contente de dire: Jamais une société ne sera si désespérée pour la morale, si ingrate pour l'art, que cela ne vaille encore la peine d'y vivre, d'y souffrir, d'y tenter ou d'y mépriser la gloire, quand on peut rencontrer en dédommagement sur sa route des hommes d'exception comme le capitaine Renaud, des poètes d'élite comme celui qui nous l'a retracé. P

Octobre 1835.

LES CHANTS

DU CRÉPUSCULE,

POÉSIES PAR M. VICTOR HUGO,

C'est toujours un bonheur quand les hommes qui ont le don de la Muse reviennent à la poésie pure, aux vers. Cette forme d'expression pour l'imagination et pour le sentiment, lorsqu'on la possède à un haut degré, est tellement supérieure, d'une supériorité absolue, à l'autre forme, à la prose; elle est si capable d'immortaliser avec simplicité ce qu'elle enferme, de fixer en quelque sorte l'élancement de l'âme dans une attitude éternelle, qu'à chaque retour d'un grand et vrai

III.

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