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détours gracieux ou obscurs jusqu'à un sanctuaire profond : le poème d'Antigone est comme une symphonie attrayante que nous avons entendue au parvis.

L'Essai sur les Institutions sociales exprimait la théorie fondamentale du langage, selon M. Ballanche. Plus tard, en 1825, il retrouva dans une malle, à Lyon, de vieux papiers oubliés où cette théorie était déjà ébauchée en entier; ce travail ancien, qui le frappa comme une découverte, se rapportait probablement à l'époque de sa jeunesse où il avait tenté une réfutation du Contrat Social. Tant il y avait eu antériorité instinctive et prédestination, pour ainsi dire, dans les idées de M. Ballanche, tant cette théorie, capitale dans son œuvre, était née en quelque sorte avec lui! La question de l'origine de la société se ramène exactement à celle de l'origine du langage. En voyant aux prises les deux partis acharnés, les libéraux et les ultra-royalistes, chacun croyant à son droit et pouvant produire également des hommes de vertu et d'intelligence, M. Ballanche en était venu à comprendre qu'indépendamment des passions et des intérêts contraires, il y avait chez les uns et les autres une doctrine radicalement contraire aussi sur la fondation de la société, et par conséquent (qu'ils s'en rendissent compte ou non) sur l'o

rigine du langage. Les ultra-royalistes ou illibéraux devaient croire à la société instituée divinement, au langage révélé, à l'autorité de la tradition; et les libéraux, à la société formée par contrat, au langage inventé par l'homme, à l'émancipation graduelle et au progrès. En examinant cette double prétention si opposée et si ferme, M. Ballanche ne put croire que le droit fût exclusivement d'un côté, et au lieu de prendre parti avec MM. de Bonald et de Maistre pour l'antique tutelle, ou avec Condorcet et SaintSimon pour l'émancipation purement humaine, il s'avança, un rameau de paix à la main, pour expliquer comment chacun avait tort et avait raison, pour accorder aux uns la vérité dans le passé, aux autres le règne dans l'avenir. Il montra avec M. de Bonald et les catholiques que la parole n'a pu être inventée primordialement, qu'elle a été nécessaire et préexistante à la pensée, qu'elle a été donnée par Dieu à l'homme naturellement social; mais, en arrivant aux temps de la parole écrite et imprimée, il montrait avec les autres philosophes la pensée humaine s'affranchissant peu à peu du joug de cette parole devenue plus matérielle et plus pesante, brisant l'enveloppe, acquérant des ailes, et dèslors s'élançant librement à de nouvelles croyances sociales, à de nouvelles interprétations reli

gieuses. Toutefois, M. Ballanche ne portait pas l'horizon le plus lointain de cette émancipation moderne au-delà des limites du Christianisme lui-même ; il proclamait la perfection de celui-ci en tant qu'institution spirituelle et divine, et s'il croyait que les sociétés humaines dussent se gouverner désormais selon une loi de liberté, le résultat de cette action immense ne lui semblait pouvoir être autre chose que l'introduction de plus en plus profonde du Christianisme dans la sphère politique et civile. Une doctrine de conciliation si haute en des instants si irrités ne fut que peu saisie, comme bien l'on pense, et, auprès du petit nombre de ceux qui la comprirent, elle ne fut accueillie ni dans un camp ni dans un autre. Les vues très avancées et d'une sagacité presque divinatoire que l'auteur exprimait sur l'avenir littéraire et poétique de la France, ses éloquents et ingénieux présages à ce sujet, un an avant l'apparition de M. de Lamartine, compliquaient encore la question de succès, en choquant des préjugés non moins irritables en tout temps que les passions politiques. M. Lémontey, dans le Constitutionnel (alors Journal du Commerce), lui fit la faveur, en qualité de compatriote sans doute, de parler longuement de lui, et, pour conclusion, il le définissait le libéral à son insu, et le classique malgré lui.

M. de Maistre écrivait à l'auteur de l'Essai, sans le connaître personnellement, une lettre honorable, dans laquelle la vigueur de ce hautain et ironique génie éclate comme partout. On y lit ces passages: << Votre livre, monsieur,

est excellent en détail: en gros, c'est autre chose. L'esprit révolutionnaire, en pénétrant un esprit très bien fait et un cœur excellent, a produit un ouvrage hybride qui ne saurait contenter en général les hommes décidés d'un parti ou de l'autre. J'ai profondément souri en voyant votre colère contre les châteaux et contre les couvents que vous voulez convertir en prisons, et contre la langue catholique 2 que vous prétendez abolir par la jolie raison que les Latins n'ont plus rien à nous apprendre. C'est encore une chose excessivement curieuse que

1 Il fallait les préoccupations de M. de Maistre pour avoir vu M. Ballanche en colère contre les châteaux; c'est au chapitre ÌII de l'Essai qu'il en est question : « Ces noires tours couronnées de créneaux doivent << tomber; ces longs cloîtres silencieux doivent être transformés en pri<< sons ou en vastes ateliers pour les manufactures, etc. » M. Ballanche dénonce tristement un fait inexorable.

2 M. Ballanche, au chapitre XI de l'Essai, parlait, il est vrai, d'éliminer dorénavant le latin de la première éducation, et ce qu'il avançait à ce propos est assurément contestable, dans les termes surtout dont il usait. Mais il n'entendait aucunement abolir cette langue catholique. La langue et les traditions latines étant pénétrées maintenant par les esprits, il demandait qu'on se portât vers les langues de l'Orient, et qu'on ou vrît de nouveaux sillons de linguistique et de nouvelles formes intellectuelles.

l'illusion que vous a faite cet esprit que je nommais tout à l'heure, au point de vous faire prendre l'agonie par une phase de la santé; car c'est ce que signifie au fond votre théorie de l'Emancipation de la pensée, etc. Si vous trouviez quelque chose de mal sonnant dans l'expression Esprit révolutionnaire, vous seriez dans une grande erreur; car nous en tenons tous. Il y á du plus, il y a du moins sans doute ; mais il y a bien peu d'esprits que l'influence n'ait pas atteints d'une manière ou d'une autre; et moimême qui vous prêche, je me suis souvent demandé si je n'en tenais point..... Tout ce que vous avez dit sur les langues et tout ce qui en dépend est excellent. Enfin, monsieur, je ne saurais trop vous exhorter à continuer vos études et vos travaux. Je ne crois pas, comme je vous l'ai dit franchement, que vous soyez tout-à-fait dans la bonne voie, mais vous y tenez un pied, et vous marcherez gauchement jusqu'à ce qu'ils y soient tous les deux. Avez-vous vu une feuille du Courrier du Commerce (c'était l'article de M. Lémontey), qui m'appelle le vaporeux Piémontais, qui me compare à Zuingle, M. de Bonald à Luther, et vous, monsieur, au doux Mélanchton? Si vous voulez examiner ce beau jugement et le confronter au mien, vous y verrez la preuve évidente de ce caractère hybride que je

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