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chandelles et allume les incendies. On en peut dire autant de l'absence, de l'éloignement, et de la violence des siècles, par rapport aux gloires. Les petites s'y abîment, les grandes s'y achèvent et s'en augmentent. Mais parmi les grandes gloires elles-mêmes, qui durent et survivent, il en est beaucoup qui ne se maintiennent que de loin, pour de loin, pour ainsi dire, et dont le nom reste mieux que les œuvres dans la mémoire des hommes. Molière, lui, est du petit nombre toujours présent, au profit de qui se font et se feront toutes les conquêtes possibles de la civilisation nouvelle. Plus cette mer d'oubli du passé s'étend derrière et se grossit de tant de débris, et plus aussi elle porte ces mortels fortunés et les exhausse; un flot éternel les ramène tout d'abord au rivage des générations qui recommencent. Les réputations, les génies futurs, les livres, peuvent se multiplier, les civilisations peuvent se transformer dans l'avenir, pourvu qu'elles se continuent; il y a cinq ou six grandes œuvres qui sont entrées dans le fonds inaliénable de la pensée humaine. Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour Molière.

Janvier 1835.

III.

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Le talent de poésie, tel qu'on aime à se le figurer, de poésie lyrique principalement, semble n'être départi à quelques êtres privilégiés que pour rendre avec harmonie les sentiments dont leur âme est émue, l'expression ne faisant que suivre en modération ou en énergie le soupir intérieur, comme la gaze suit les battements du sein, comme la voile se prête au vent. Mais, à observer la réalité, il n'en va pas ainsi. Le talent qui, dans le premier et bel hyménée de la jeu

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nesse, ne fait qu'un d'ordinaire avec les sentiments dont une âme est possédée, s'il est fort, abondant, de trempe durable, s'en sépare bientôt, et devient jusqu'à un certain point distinct du fond même de l'âme. La sensibilité et le talent suivent, chose remarquable, une marche presque inverse la sensibilité s'émousse, s'attiédit, se désabuse; elle en vient parfois à se concentrer en des buts fort restreints; le talent s'affermit, s'assouplit, se généralise. S'il n'y a pas contradiction entre la sensibilité et le talent, il y a au moins surcroît du talent sur la sensibilité. Tout ce que celle-ci a dans le cœur et veut exhaler, l'autre l'exprime; mais quand elle n'a plus rien à lui inspirer, quand elle sommeille, l'autre veut. exprimer quelque chose encore; il se propose, il provoque autour de lui des sujets de sentiment, il grossit à son gré ses émotions légères; c'est un organe à part qui réclame son exercice et sa pâture. Quelques génies heureux, parmi les lyriques, semblent, au contraire, conserver jusqu'au bout un accord égal, facile, entre la . sensibilité et son expression. Un équilibre naturel, aux larges ondes, règne à souhait entre la source intérieure et l'expansion du dehors. A chaque flot nouveau de sentiment qui gonfle la surface, le talent, comme une nef soulevée, obéit. Aucun son ne meurt en ces âmes sans

avoir son écho harmonieux, aucune vague sans avoir son écume argentée. Mais pour ces natures mêmes, il est vrai de dire qu'il y a du talent, du génie en plus, disponible encore après l'expression des choses senties. Même quand le flot de leur sensibilité est calme, la belle nef du talent a souvent impatience de voyager. Pour n'aller jamais que jusqu'où l'on sent, pour ne dire jamais que juste, et non pas au-delà, il n'y a qu'un moyen, c'est de ne pouvoir tout dire. Ces talents inférieurs à leur sensibilité, d'une expression bien souvent en-deçà de l'émotion; ces talents qui ne parviennent à rendre ce qu'ils veulent que rarement, et une fois dans leur vie peut-être, ont un charme particulier à côté des autres plus grands; ils sont très sincères. Combien de germes étouffés en eux au moment de naître! Combien de vraies larmes retombées dans la voix qu'elles éteignent, dans le cœur qu'elles noient! Si quelque chant difficile, modéré, profond pourtant, s'en élève, écoutez-le ! voyez la réalité qui de près l'inspire. L'art ne fait pas ici jouer les larmes sous toutes les couleurs du prisme; l'harmonie ne multiplie point les sanglots.

Madame Tastu appartient à cette classe de talents dont elle est comme un grave et doux modèle. Elle s'y est rangée elle-même, lorsque,

dans son premier recueil, elle adressait à M. Victor Hugo les vers suivants :

Heureux qui, dans l'essor d'une verve facile,
Soumet à ses pensers un langage docile;
Qui ne sent point sa voix expirer dans son sein,
Ni la lyre impuissante échapper à sa main,
Et cherchant cet accord où l'âme se révèle,
Jamais n'a dû maudire une note rebelle!...
Hélas! ce n'est pas moi !... D'un cri de liberté
Jamais, comme mon cœur, mon vers n'a palpité;
Jamais le rhythme heureux, la cadence constante,
N'ont traduit ma pensée au gré de mon attente;
Jamais les pleurs réels à mes yeux arrachés
N'ont pu mouiller ces chants de ma veine épanchés !

Dans son recueil nouveau, elle parle encore de ce talent, qui n'est, dit-elle, qu'une lutte intime d'ardents pensers et de fréles accords. Mais, quoi qu'elle en dise, et malgré l'effort douloureux pour elle, l'accord nous arrive en mainte rencontre bien vibrant et bien pénétrant, et comme il n'est donné qu'à un vrai poète de le produire. Madame Tastu, par cela même que son talent porte sur une sensibilité toute réelle, doit être prise dès le début de sa vie, et nous la suivrons d'abord pas à pas. Elle est née à Metz de M. Voïart, administrateur-général des vivres, et de mademoiselle Bouchotte, sœur du ministre de la guerre sous la république ; c'est déjà dire que la lignée de notre poète est en plein dans cette bourgeoi

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