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BOILEAU

Depuis vingt-cinq ans, le point de vue en ce qui regarde Boileau a fort changé. Lorsque sous la Restauration, à cette heure brillante des tentatives valeureuses et des espérances, de jeunes générations arrivèrent et essayèrent de renouveler les genres et les formes, d'étendre le cercle des idées et des comparaisons littéraires, elles trouvèrent de la résistance dans leurs devanciers; des écrivains estimables, mais arrêtés, d'autres écrivains bien moins recommandables et qui eussent été de ceux que Boileau en son temps eût commencé par fustiger, mirent en avant le nom de ce législateur du Parnasse, et, sans entrer dans les différences des siècles, citèrent à tout propos ses vers comme les articles d'un code. Nous fimes alors ce qu'il était naturel de faire: nous prîmes les œuvres de Boileau en elles-mêmes: quoique peu nombreuses, elles sont de force inégale; il en est qui sentent la jeunesse et la vieillesse de l'auteur. Tout en rendant justice à ses belles et saines parties, nous ne le fìmes point avec plénitude ni en nous associant de cœur à l'esprit même de l'homme: Boileau, personnage et autorité, est bien plus considérable que son œuvre, et il faut de loin un certain effort pour le ressaisir tout entier. En un mot, nous ne fimes point alors sur son compte le travail historique complet, et nous restàmes un pied dans la polémique.

Aujourd'hui, le cercle des expériences accompli et les discussions épuisées, nous revenons à lui avec plaisir. S'il m'est permis de parler pour moi-même, Boileau est un des hommes qui m'ont le plus occupé depuis que je fais de la critique, et avec qui j'ai le plus vécu en idée. J'ai souvent pensé à ce qu'il était, en me reportant à ce qui nous avait manqué à l'heure propice, et j'en puis aujourd'hui parler, j'ose le dire, dans un sentiment très vif et très présent.

Né le 1er novembre 1636, à Paris, et, comme il est prouvé aujour

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d'hui, rue de Jérusalem, en face de la maison qui fut le berceau de Voltaire 1, Nicolas Boileau était le quinzième enfant d'un père greffier de grand'chambre au Parlement de Paris. Orphelin de sa mère en bas âge, il manqua des tendres soins qui embellissent l'enfance Ses premières études, ses classes furent traversées, dès la quatrième, par l'opération de la pierre qu'il eut à subir. Sa famille le destinait à l'état ecclésiastique, et il fut d'abord tonsuré. Il fit sa théologie en Sorbonne, mais il s'en dégoûta, et, après avoir suivi ses cours de droit, il se fit recevoir avocat. Il était dans sa vingt et unième année quand il perdit son père qui lui laissa quelque fortune, assez pour être indépendant des clients ou des libraires, et, son génie dès lors l'emportant, il se donna tout entier aux Lettres, à la poésie, et, entre tous les genres de poésie, à la satire.

Dans cette famille de greffiers et d'avocats dont il était sorti, un génie satirique circulait en effet. Nous connaissons deux frères de Boileau, Gilles et Jacques Boileau, et tous deux sont marqués du même caractère avec des différences qu'il est piquant de relever et qui serviront mieux à définir leur cadet illustre.

Gilles Boileau, avocat et rimeur, qui fut de l'Académie française vingt-cinq ans avant Despréaux, était de ces beaux esprits bourgeois et malins, visant au beau monde à la suite de Boisrobert, race frelone éclose de la Fronde et qui s'égayait librement pendant le ministère de Mazarin. Scarron, contre qui il avait fait une épigramme assez spirituelle, dans laquelle il compromettait Mme Scarron, le définissait ainsi dans une lettre adressée au surintendant Fouquet: « Boileau, si connu aujourd'hui par sa médisance, par la perfidie qu'il a faite à M. Ménage, et par la guerre civile qu'il a causée dans l'Académie, est un jeune homme qui a commencé de bonne heure à se gâter soimême, et que, depuis, ont achevé de gâter quelques approbateurs... >> Gilles Boileau, quand il était en voyage, portait dans son sac de nuit les Satires de Régnier, et, d'ordinaire, il présidait au troisième pilier de la grand'salle du Palais, donnant le ton aux clercs beaux esprits. On l'appelait le grammairien Boileau, Boileau le critique. C'est assez pour montrer qu'il ne lui manquait que plus de solidité et de goût pour essayer à l'avance le rôle de son frère; mais l'humeur et l'intention satirique ne lui manquaient pas.

1. Voir les Recherches historiques sur l'Hôtel de la Préfecture de Police, par M. Labat (1844), p. 24, et aussi l'Édition de Boileau par Berriat-SaintPrix (1830).

Jacques Boileau, autrement dit l'abbé Boileau, docteur en Sorbonne, longtemps doyen de l'église de Sens, puis chanoine de la Sainte-Chapelle, était encore de la même humeur, mais avec des traits plus francs et plus imprévus. Il avait le don des bons mots et des reparties. C'est lui qui, entendant dire un jour à un jésuite que Pascal, retiré à PortRoyal-des-Champs, y faisait des souliers comme ces Messieurs, par pénitence, répliqua à l'instant: « Je ne sais s'il faisait des souliers, mais convenez, mon Révérend Père, qu'il vous a porté une fameuse botte. » Ce Jacques Boileau, par ses calembours et ses gaietés, me fait assez l'effet d'un Despréaux en facétie et en belle humeur. Quand il était au chœur de la Sainte-Chapelle, il chantait, dit-on, des deux côtés, et toujours hors de ton et de mesure. Il affectionnait les sujets et les titres d'ouvrages singuliers, l'Histoire des Flagellants, de l'Habit court des Ecclésiastiques; son latin, car il écrivait généralement en latin, était dur, bizarre, hétéroclite. Pour les traits du visage comme en tout, il avait de son frère cadet, mais avec exagération et en charge. Sinon pour la raison, il était digne de lui pour l'esprit. Un jour le grand Condé, passant dans la ville de Sens qui était de son gouvernement de Bourgogne, fut complimenté par les Corps et les Compagnies de la ville, et, caustique comme il était, il se moqua de tous ceux qui lui firent des compliments: «< Son plus grand plaisir, dit un contemporain, était de faire quelque malice aux complimenteurs en ces rencontres. L'abbé Boileau, qui était alors doyen de l'église cathédrale de Sens, fut obligé de porter la parole à la tête de son chapitre. M. le Prince, voulant déconcerter l'orateur, qu'il ne connaissait pas, affecta d'avancer sa tête et son grand nez du côté du doyen pour faire semblant de le mieux écouter, mais en effet pour le faire manquer s'il pouvait. Mais l'abbé Boileau, qui s'aperçut de la malice, fit semblant d'être interdit et étonné, et commença ainsi son compliment avec une crainte affectée: Monseigneur, Votre Altesse ne doit pas être surprise de me voir tremblant en paraissant devant Elle à la tête d'une compagnie d'ecclésiastiques, car, si j'étais à la tête d'une armée de trente mille hommes, je tremblerais bien davantage. M. le Prince, charmé de ce début, embrassa l'orateur sans le laisser achever; il demanda son nom, et, quand on lui eut dit que c'était le frère de M. Despréaux, il redoubla ses caresses et le retint à dîner 1. » Le grand Condé l'avait

1. J'emprunte ce détail, ainsi que plusieurs autres qui trouveront place dans cet article, à un manuscrit de Brossette dont j'ai dû autrefois communication à l'obligeance de M. Feuillet de Conches.

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