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cette universalité de domination qu'on lui cède, c'est de tenir les sociétés qui l'adoptent en même estime que celle où il est né. Il le fait d'autant mieux que son principe constitutif l'y porte. Il ne regarde que l'homme idéal, la définition de l'homme : mais cet homme en soi n'est pas Français plutôt qu'Allemand : il est Européen, il est partout où il y a des hommes; et toutes les vérités que conçoit la raison d'un homme sont faites pour cet homme universel. Le pays qu'on préfère, c'est celui où la philosophie règne; et, comme on vit en France, on voit aisément qu'elle n'y règne pas : il suffit au contraire de quelques lettres de princes ou de grands seigneurs pour faire croire qu'elle règne ailleurs plus souverainement que chez nous.

3. DIVISION DU XVIII SIÈCLE.

Le xvme siècle n'est pas uniforme dans son développement. Il se divise naturellement en deux périodes (1715-1750; 1750-1789). Dans la première s'affirme l'insensibilité esthétique de l'esprit philosophique, mais s'épanouit en même temps cet art spécial, unique, qui trouve en Marivaux sa perfection. Dans la seconde se réveillent les facultés oratoires, précédant les facultés poétiques : nous avons vu, au xvII° siècle, le lyrisme se résoudre en éloquence; on refait le même chemin en sens inverse. Des impulsions sentimentales, des besoins imaginatifs commencent à troubler les opérations de la lucide et froide intelligence. Des réalités, des morceaux de nature entrent dans l'esprit de l'homme; des images, des sensations s'infiltrent dans la littérature.

La première période, où dominent Montesquieu et Voltaire, où les purs littérateurs, à peine marqués ou imprégnés à leur insu de l'esprit du siècle, brillent assez nombreux, cette période nous présente une critique encore modérée des institutions établies et des croyances du passé. Dans la seconde, avec Diderot, avec Rousseau, avec Voltaire, qui force le pas pour rester à la tête du mouvement, l'attaque devient plus violente et plus générale. Toutes les forces révolutionnaires les forces intellectuelles, s'entend — entrent en ligne, et la victoire est complète. L'ancien régime finit en idylle, dans la persuasion où est toute cette société, que rien ne résiste plus à la raison : la diffusion des lumières est accomplie; le règne de la vérité et de la justice va venir.

CHAPITRE II

PRÉCURSEURS ET INITIATEURS DU XVIII SIÈCLE

1. Les libertins; les sociétés du 2. Les cartésiens: Fontenelle. 3. Les

Irréligion foncière du xvII° siècle. Temple et de Ninon. théologiens Bayle.

Dans la critique générale des opinions traditionnelles et des institutions établies qui fut l'œuvre du xvin siècle, le point capital est la destruction du principe de la foi. Il n'y a pas eu de révélation; les lois de la nature n'ont jamais été dérangées par une intervention divine; tout ce qui est arrivé, arrive, arrivera dans la vie de l'univers et de l'humanité, est naturel, donc rationnel. Le surnaturel, le miracle, est une illusion ou un mensonge. Voilà l'essentielle affirmation du xvme siècle; quelques uns des plus grands esprits qu'il ait produits, l'ont repoussée; mais, à leur insu, elle a dirigé leur pensée. Car la suppression du christianisme, d'un idéal religieux qui fournit une règle de vie avec une espérance de bonheur ultra-terrestre, mais infini, cette suppression seule explique la fureur de zèle humanitaire avec laquelle les philosophes veulent refaire la société pour mettre dans cette vie toute la justice et tout le bonheur.

Les vrais maitres du xvIIe siècle sont donc ceux qui lui ont appris à détruire le système du christianisme. Ces maitres furent les cartésiens, et les théologiens, plus que les libertins.

1. LES LIBERTINS.

Nous avons déjà mentionné le groupe des libertins, si apparent au début et à la fin du siècle : j'ai signalé ces deux foyers de scepticisme épicurien, la société du Temple et la société de Ninon.

J'ai montré Saint-Evremond, cet esprit curieux et indépendant qui ne subit de servitude que celle des bienséances mondaines; ce douteur paradoxal en qui il y a du Montaigne, et du Voltaire aussi, parfois du Montesquieu, quand il juge le peuple romain et ses historiens; ce franc matérialiste, qui, dans sa vieillesse, forcé de renoncer à tous les plaisirs, éloigna toute espérance indémontrable, et se consola par deux réalités : l'activité de son esprit et la solidité de son estomac.

Mais que pouvaient ces libertins contre la religion chrétienne, telle que l'avaient faite dix-sept siècles de développement continu? Au Temple, chez les Vendôme, l'épicurisme était surtout pratique. On ne raisonnait pas, on ne disputait pas : on n'en voulait pas à l'Église, pourvu qu'on n'en sentit pas le joug; et on lui permettait d'être maîtresse ailleurs. On aimait, on buvait, on jouait, on riait; on n'en demandait pas davantage.

Plus sérieux étaient les amis de Ninon et Saint-Evremond. L'exercice intellectuel les occupait plus, ne fût-ce que parce que ces épicuriens, lorsqu'ils nous parlent, sont hors d'àge, condamnés à pécher surtout d'intention et de langue. On raisonne donc, on examine, on pose des principes, mais par jeu, pour passer le temps, sans méthode suivie, sans intention de propagande. Ceux-ci nou plus, avec leurs railleries légères et décousues, leurs conversations de coin du feu, leurs lettres piquantes, dont ils se divertissent entre gens convertis d'avance, ne sont pas bien redoutables. Le doute vagabond de Montaigne ne serrait pas d'assez près ces dogmes si fortement liés; il n'était pas de force à les dissoudre et à les faire écrouler. Il fallait aussi, pour mettre de la suite dans l'attaque, et pour gagner l'esprit du peuple, un amour scientifique du vrai, un enthousiaste dévouement à la raison, qui faisait défaut à ces mondains blasés. Le zèle de la vérité fut l'apport de l'aimable, du discret Fontenelle la méthode critique fut l'apport du savant et solide Bayle.

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2. FONTENELLE.

Le cartésianisme, à la fin du siècle, en s'éloignant de la doctrine formelle de Descartes, manifestait de plus en plus la puissance de sa méthode. Le mouvement cartésien aboutit, avec le pieux * Malebranche et ses disciples, à dresser un système hétérodoxe, et avec le juif hollandais Spinoza, qui inquiéta, épouvanta les penseurs chrétiens, à exclure totalement jusqu'à la possibilité même d'une vérité chrétienne.

Fontenelle, qui n'a pas fondé de système, porta sans en avoir l'air un coup violent à la religion: son œuvre ne fut pas théorique, mais pratique. Il révéla au rationalisme mondain son essentielle identité avec l'esprit scientifique il vulgarisa la science et ses principes. Il acheva d'éveiller dans ces légères intelligences des salons le besoin de tout comprendre, la conviction que l'inexplicable n'est que de l'inexpliqué.

Fontenelle était un neveu des deux Corneille. A l'école de son oncle Thomas, il apprit à écrire facilement et médiocrement dans tous les genres: il fit des vers, une tragédie, des opéras, des pastorales, des lettres galantes; il avait une sécheresse glacée et spirituelle, une pointe aiguë de style, aucun naturel, aucune spontanéité. Tant qu'il ne fut qu'un faiseur de vers et auteur de théâtre, il justifia les satires de La Bruyère et de J.-B. Rousseau : c'était bien le précieux Cydias, et « le pédant le plus joli du monde ». Il y avait pourtant déjà des vues bien fines, une solide indépendance de jugement sous la délicatesse épigrammatique des Dialogues des Morts (1683). Mais Fontenelle trouva sa vraie voie lorsqu'il composa ses Entretiens sur la pluralité des Mondes (1686), puis lorsque, ayant été nommé secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences (1697), il écrivit l'Histoire de l'Académie et les Éloges des Académiciens il entra alors tout à fait dans son rôle, qui était d'être le maitre de philosophie des gens du monde, d'introduire la science dans la conversation des femmes.

Il fut parfait dans ce rôle. C'était un homme du monde exquis : d'humeur toujours égale, doux, poli, souriant. Un bon fonds d'égoïsme et d'indifférence, l'éloignant de toute passion violente, le faisait souverainement aimable. Il était incapable de s'emporter, de s'échauffer, incapable d'un mouvement spontané, d'un élan irréfléchi. Mais il était intelligent, et à force d'intelligence i évita la petitesse de l'égoïsme. Il suivait en tout la vérité; il était juste, il était bienfaisant par intelligence. Seul à l'Académie, il vota contre l'exclusion de l'abbé de Saint-Pierre, contre cette

1. Biographie: Bernard Le Bovier, sieur de Fontenelle, « membre de l'Académie française, de celle des Inscriptions et Belles-Lettres, membre de la Société royale de Londres et de l'Académie de Berlin », naquit à Rouen en 1657. Son oncle Thomas, qui rédigeait le Mercure galant avec de Visé, l'associa à leur travail et à la composition de deux opéras. Fontenelle prit parti pour les modernes dans la querelle soulevée par Perrault (cf. plus haut p. 592), comme il se retrouva aux côtés de La Molle, lorsque le débat se renouvela. Il fit des opéras, des comédies, divers ouvrages de science et de philosophie. Il était très lié avec la marquise de Lambert, et plus tard il fréquenta le salon de Mme Geoffria. Il mourut en 1757, presque centenaire. Édition: Euvres, Paris, 1799, 8 vol. in 8. A consulter l'abbé Trublet, Mémoires pour servir à l'histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fontenelle, in-12, 1761. Faguet, XVIII siecle.

mesure d'hypocrite servilité. Il était libéral, quand on lui demandait; Madame Geoffrin disposait de sa bourse en faveur des pauvres il ne refusait jamais, mais il n'offrait pas. Il n'avouait qu'un sentiment, un commencement de passion : « un peu de faiblesse pour ce qui est beau, disait-il, voilà mon mal ». Il devait dire pour ce qui est vrai; mais il était si peu artiste, qu'il ne concevait pas d'autre beauté que celle d'une pensée fine ou d'une démonstration élégamment conduite.

Cette faiblesse ne l'entraîna jamais il garda toujours une réserve très discrète. « Si j'avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l'ouvrir. » Ce n'était pas timidité intellectuelle, ou prudence personnelle : c'était délicatesse; il haïssait le tapage, le scandale, les luttes brutales; tout cela était de mauvais ton; il était trop bien élevé pour faire l'apôtre ou le tribun. Il était trop aristocrate aussi pour semer la vérité à pleines mains, en plein champ. Il estimait que la masse des esprits, peuple ou grands, n'est pas apte à recevoir la vérité, qu'elle est faite pour un petit nombre d'intelligences, où elle ne se déforme pas, et ne porte pas de mauvais fruits.

Il causa de la science agréablement, avec une légèreté, une grâce, une ironie souvent exquises, et, il faut le dire aussi, avec un excès parfois de gentillesse et de galanterie. Il lui arrive de mettre trop de rubans et de pompons à son style, et de tourner l'astronomie en madrigaux; si la science en est un peu rabaissée, la conquête des salons valait bien quelques sacrifices, et ce n'était pas trop l'acheter que de quelques fadeurs. Mais la grande qualité de Fontenelle, et par où il donna le ton à toute la philosophie du siècle, ce fut la clarté. Il demandait aux dames, pour comprendre sa Pluralité des mondes, tout juste la même somme d'attention dont elles ont besoin pour suivre la Princesse de Clèves. Il exposa le système de Copernic et les découvertes de tous les académiciens de telle sorte que tout le monde entendait et retenait.

Il s'attacha surtout à faire ressortir les règles fondamentales de la méthode scientifique, à y accoutumer les esprits ne rien croire que par raison, savoir douter, savoir ignorer. <<< Je ne vois qu'un grand je ne sais quoi, où je ne vois rien », écrit-il à propos des habitants des planètes. Il ne faut pas craindre les nouveautés : toutes les vérités ont été neuves à leur jour. Par une démonstration ingénieusement hardie, Fontenelle établit que la vraisemblance est du côté du paradoxe contre la tradition. Il enfonce dans les esprits la foi au progrès, par le spectacle de toutes les découvertes que la raison a faites dans les sciences au siècle précédent. Il n'accorde guère aux anciens que le mérite un peu négatif d'avoir diminué le nombre des erreurs possibles, d'avoir

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