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CHAPITRE III

MOLIÈRE

1. De Jodelle à Molière. La comédie précieuse de Corneille. Comédies espagnoles et italiennes : le Menteur. Premières esquisses de caractères. Fantaisie et bouffonnerie. Les farces. 2. Molière : vie et caractère. 3. Son œuvre le style. Les plagiats. Objet de la comédie le vrai, plaisant et instructif. Les règles. La plaisanterie. L'intrigue. Les caractères types du temps et types généraux. Puissance de l'observation et justesse de l'expression. 4. La morale complaisance pour la nature; opposition au christianisme. Nature et raison. Caractère pratique et bourgeois de cette morale le mariage et l'éducation des filles. Place de Molière dans notre littérature. 5. Molière n'a pas fait école. Comédies bouffonnes. Comédies d'actualité ou de genre. La fantaisie de Regnard; le réalisme de Dancourt et de Lesage.

J'ai pu retarder le tableau du développement de la comédie, comme celui du développement de la tragédie, et pour les mêmes raisons. Il nous faut maintenant remonter aux origines, c'est-àdire à l'année 1552, où Jodelle fait représenter, à la suite de sa Cléopâtre captive, une comédie intitulée Eugène, ou la Rencontre, et même un peu au delà, aux premières traductions de Térence ou de l'Arioste 1.

1. DE JODELLE A MOLIÈRE.

Notre comédie du xvie siècle, depuis l'Andrienne jusqu'aux trois dernières comédies de Larivey (1540-1611), n'est qu'un reflet de la comédie des Italiens. Ici nous n'avons même pas besoin de remonter aux anciens Charles Estienne, Ronsard, Baïf se met

1. Trad. de l'Andrienne, par Ch. Estienne (1540); trad. anonyme des Suppositi do l'Arioste (1545).

2. Trad. de Plutus, par Ronsard; du Miles gloriosus dans le Taillebras de Baïf (1567),

tent en face de Térence, d'Aristophane ou de Plaute; mais leur exemple n'est pas suivi. C'est aux Italiens 1 qu'on va directement, et exclusivement. Leur exemple vaut assez pour imposer la prose à certains de nos auteurs, en dépit des exemples contraires des anciens. Intrigue, dialogue, types, comique, tout vient d'eux, et ceux qui essaient ou se vantent de faire des compositions originales 2, ne se distinguent pas du tout des traducteurs.

Les pièces sont très intriguées, les conversations longuement filées, les types soigneusement caractérisés et poussés tantôt dans la vulgarité réaliste, tantôt dans la fantaisie bouffonne, marchands, bourgeoises, entremetteuses, ruffians, capitans, parasites; les situations et le ton vont aisément jusqu'à la plus grossière indécence. Cette comédie est sans rapport direct avec notre vieille farce française les jeunes filles et l'amour, avec le dénouement du mariage, y tiennent une telle place que cela seul suffit à séparer les deux genres. Les rapports qu'on serait tenté de trouver entre eux s'expliquent soit par la nature et les origines de la comédie des Italiens, soit par l'étrange liberté des mœurs et du ton dans toutes les classes en France au XVIe siècle.

Quelques pièces, comme celle des Contents d'Odet de Turnèbe (1584), valent par la franchise du style, qui dissimule le factice de ces arrangements de sujets étrangers. L'œuvre la plus considérable du xvie siècle, et par le nombre et par le mérite des pièces, est celle de Larivey on a de lui neuf comédies, toutes prises aux Italiens 3. Ses prologues mêmes ne sont pas originaux de là vient qu'il signale les œuvres anciennes auxquelles chaque pièce doit quelque chose, et fait le silence sur les œuvres italiennes dont toutes ses pièces sont traduites. L'auteur italien faisait hommage aux anciens de leur bien, et l'auteur français l'a suivi: mais il n'a pas eu de contact direct avec eux. Ainsi, dans sa comédie des Esprits, Larivey n'a vu Plaute qu'à travers Lorenzino de Médicis, et la fusion de l'Aululaire et de la Mostellaria s'est offerte à lui toute faite dans l'Aridosio du prince florentin. Comme les tragédies du même temps, les comédies étaient représentées dans des collèges ou des hôtels princiers, et les recueils de Larivey furent sans doute imprimés sans qu'aucune des pièces qu'ils contiennent eût été jouée.

1. Le Negromant de J. de la Taille, les Déguisés de Godard sont d'après l'Arioste. 2. J. de la Taille dans les Corrivaux (1574); Odet de Turnèbe dans les Contents (1584). 3. Dolce, N. Bonaparte, Lorenzino de Médicis, Grazzini, Gabbiani, Razzi, PasquaJigo, Secchi. Pierre de Larivey, né vers 1510, mourut après 1611. Il fut chanoine de Saint-Étienne de Troyes. Il traduisit les Facétieuses Nuits de Straparole (1572). II était d'origine italienne.

4. Éditions: Euvres de Jodelle, J. de la Taille, etc.. E. Fournier, le Théatre fran

Avec ses mérites de style et de pittoresque, la comédie du XVIe siècle est donc purement littéraire et artificielle le théâtre comique est encore à naître. Aussi la comédie disparaît-elle à peu près avec l'école de Ronsard. Hardy fonde le théâtre nouveau, et la comédie n'y a point de place: la chose s'explique toute seule. La tragi-comédie et la pastorale, qui étaient plus en faveur que la tragédie même, enfermaient quelques éléments de la comédie: les autres étaient détenus par la farce, dont la représentation suivait à l'ordinaire la tragédie et la comédie. Cette farce, toute populaire et grossière, était très en faveur à l'Hôtel de Bourgogne, Gros Guillaume, Gaultier Garguille, Turlupin faisaient les délices du public, et l'on goûtait les Prologues bouffons de Bruscambille. Au Pont-Neuf, devant la boutique de l'opérateur Mondor, son frère Tabarin s'immortalisait par des parades. Tragicomédie et farce rendaient la comédie inutile. Aussi (le second recueil de Larivey mis à part) ne s'étonnera-t-on pas de ne pas rencontrer plus de quatre ou cinq comédies entre 1598 et 1627.

La comédie fut rétablie par Rotrou (1628, ou plutôt 1630), Corneille (1629), Mairet (1632) 2. Le Cid et Horace, en déterminant la tragédie, en la purgeant de comique, aidèrent la comédie à se définir; un peu gênée, et incertaine de sa limite tant que se soutint la tragi-comédie, elle élimine pourtant peu à peu le tragique. Les œuvres se multiplient : Desmarets (1637), d'Ouville (1641), Gillet de la Tessonnerie (1642), Scarron (1645), Boisrobert (1646), Th. Corneille (1647), Quinault (1653), Cyrano de Bergerac et Tristan (1654) enrichissent le genre et le conduisent à Molière. Même de 1649 à 1656, la comédie prend le pas sur la tragédie : sa vogue est parallèle à celle du burlesque.

Dans cette période (1627-1658), la couleur de la comédie est à peu près trouvée dans l'exclusion du pathétique; mais on cherche la matière, et l'on tente diverses directions. Tout au début, alors que les comédies étaient rares encore, Corneille fit une tentative des plus originales 3. Il créa une comédie à peine comique, toute spirituelle, qui était la peinture, non la satire ni la charge, de la société précieuse : il y introduisait des honnêtes gens sans ridicules, qui avaient le ton, les manières, les idées du monde; il montrait

çais aux xvi et xvII° siècles, Paris, in-8. Viollet-le-Duc, Anc. Théâtre français, Bibl. elzév., t. IV-VII (les tomes V-VI, et VI, p. 1-107, contiennent Larivey). — A consulter : E. Chasles, la Comédie au XVIe siècle, Paris, 1862.

1. On trouvera une farce de l'Hôtel de Bourgogne au tome IV des frères Parfaict, p. 254, et deux farces de Tabarin dans Fournier, recueil cité.

2. Mairet donna les Galanteries du duc d'Ossone, œuvre italienne de goût et de facture. A consulter E. Danheisser, Studien zu Jean de Mairet's Leben und Wirken, 1888, in-8.

3. La Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale.

avec un goût curieux de réalité certains lieux connus de Paris, la galerie du Palais avec ses marchands, ses boutiques, son va-etvient d'acheteurs et d'oisifs. C'est une comédie où on n'oublie pas l'heure du dîner, où un amant éconduit, sans se tuer ni perdre l'esprit, s'en va faire un tour de six mois en Italie. Cadre. et fond, caractères et milieux, tout est d'une vérité fine dans ces œuvres sans précédent et sans postérité. Corneille fut seul à exploiter cette veine; encore l'abandonna-t-il bientôt lui-même, pour se tourner vers l'imitation des Espagnols.

Car, en ce temps-là, les anciens fournissent assez peu; les Italiens, davantage : mais le grand fonds où l'on puise, et où puisaient du reste eux-mêmes les Italiens du xvIIe siècle, c'est le répertoire espagnol. Rotrou, d'Ouville, Boisrobert, Scarron, les deux Corneille 2 s'attachent à Lope, Tirso, Rojas, Alarcon, Moreto, Calderon, adaptant, coupant, ajoutant, transformant au gré de leur fantaisie, et parfois à la mesure de quelque acteur. Le Menteur de Corneille (1644) est la plus charmante, la plus originale, et la plus française de ces adaptations. On en a parfois bien surfait l'influence. Elle tire sa valeur surtout de son style qui est d'une qualité rare, et du tact avec lequel Corneille a déterminé quelques-unes des conditions du genre: il fixe la comédie dans son juste ton, entre le bouffon et le tragique; il marque le mouvement du dialogue, vif, naturel et agissant; et, bien qu'il n'ait pas précisément dessiné de caractères, il place dans la forme morale du personnage principal la source des effets d'où jaillit le rire.

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Mais ce dernier mérite se rencontrera mieux dans certaines œuvres moins délicates de goût et de style, qui, avant et après le Menteur, dirigeaient plus nettement la comédie vers son véritable objet. Les Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin (1637) 3 sont la première étude de caractères généraux qu'on ait faite d'après nature, avec intention formelle de placer le plaisir du spectacle dans la fidélité de la copie et ces caractères sont des types

1. Des anciens viennent les Sosies et les Ménechmes de Rotrou (1632 et 1636). Des Italiens, la Sœur de Rotrou (la Sorella de J. B. della Porta), l'Amant indiscret de Quinault, l'Étourdi et le Dépit de Molière, etc. — Les types de parasites et de matamores, si souvent introduits dans les comédies d'alors (Corneille, l'Illusion comique, 1636; Tristan, le Parasite, 1651), viennent de la comédie italienne et latine.

2. Rotrou, la Bague de l'oubli, Diane; d'Ouville, l'Esprit follet; Boisrobert, l'Inconnue, la Belle invisible; Scarron, Jodelet ou le Maître valet; Don Japhet d'Arménie, l'Ecolier de Salamanque; Th. Corneille, les Engagements du hasard, Don Bertrand de Cigarral, le Geólier de soi-même ; P. Corneille, le Menteur et la Suite du Menteur. 3. Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676), l'auteur de Clovis, l'adversaire de Nicole et de Boileau; Cyrano de Bergerac (1619-1655), l'un des plus extravagants fantaisistes du temps; Gillet de la Tessonnerie (1620-vers 1660), conseiller à la cour des Monnaies, débuta dans la comédie par une adaptation du roman de Sorel, Francion.

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ridicules de la société polie. Le Pédant joué de Cyrano (1654) 1 est une œuvre énorme et disparate, où ressortent des parties d'excellente comédie, et notamment une vigoureuse étude de paysan niais et finaud. Le Campagnard de Gillet de la Tessonnerie (1657) est une peinture satirique de la grossièreté provinciale, dont s'égaient la cour et la ville. Il y a dans ces trois œuvres les éléments d'une comédie de mœurs, image des travers attribués à chaque classe et des ridicules sociaux il y a dans les deux premières quelques éléments d'une comédie de caractères, largement humaine. Et n'étant point faites d'après des originaux étrangers, elles indiquaient clairement la vie contemporaine comme le modèle d'après lequel il faut travailler.

Originales ou imitées, les comédies dont nous parlons ont pour caractère commun l'énormité du comique. Des intrigues chargées, romanesques et surprenantes, des types d'une bouffonnerie chimérique, tout conventionnels, tels que le parasite, le matamore, ou bien des types de la réalité contemporaine, poussés jusqu'aux charges les plus folles, une profusion de lazzi et de saillies qui s'échelonnent depuis le calembour ou l'obscénité du boniment forain jusqu'à la pointe aiguisée des ruelles, voilà la comédie de la première moitié du xvIe siècle. A mesure qu'on approche de Molière, la verve est plus copieuse, mais la caricature plus truculente, plus épaisse, plus démesurée : c'est le temps de Scarron, de Cyrano, de Thomas Corneille. Le grand Corneille se distingue par så finesse il ne se rattache guère au comique contemporain que par l'Illusion comique. Ce comique incline à la farce et jamais il n'est plus vivant ni plus naïf que lorsqu'il y plonge.

On peut se demander comment une société qu'on se figure si délicate et si polie, a pris plaisir à de telles œuvres : mais qu'on lise Tallemant, on ne s'étonnera plus. La délicatesse est dans le mécanisme intellectuel et à la surface des manières le tempérament reste robuste, ardent, grossier, largement, rudement jovial, d'une gaieté sans mièvrerie, où la sensation physique et même animale a encore une forte part.

Au-dessous de cette comédie subsiste toujours la farce; et plus que du Menteur, plus que d'aucune des comédies que j'ai nom

1. Éditions: OEuvres de Corneille (t. I et II); Thomas Corneille, Scarron, Rotron, Quinault (Paris, 1739, 5 vol. in-12), Cyrano (Paris, 1858); E. Fournier, recueil cité; Viollet-le-Duc, rec. cité, t. VIII-IX; V. Fournel, les Contemporains de Molière, 18631875, 3 vol. in-8. A consulter Brunetière, Epoque du th. fr., 2o conf. Morillot, ouv. cité. Reynier, cf. p. 519. Brun, S. de Cyrano. B., 1893; Martinenche, ouv. cité p. 419, n. 1.

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2. Même les comiques reçoivent le ton des farceurs: le Matamore, Perrine ou Alison, Jodelet, ces acteurs pour qui les auteurs écrivaient des comédies littéraires, étaient les continuateurs des Gros Guillaume et des Turlupin.

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