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LIVRE III

LES GRANDS ARTISTES CLASSIQUES

CHAPITRE I

LES MONDAINS LA ROCHEFOUCAULD, RETZ,
MADAME DE SÉVIGNÉ

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Division du XVIe siècle. - 1. La Rochefoucauld; l'homme. Le livre des Maximes sens et vérité. Valeur du genre. 2. Les Mémoires : le cardinal de Retz, l'homme et l'écrivain. 3. Les Lettres : Bussy, Saint-Evremond; Mme de Sévigné et Mme de Maintenon. —- 4. Le roman Mme de la Fayette. 5. Le monde de l'érudition : les Bénédictins.

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L'année 1660, où Louis XIV prend en main le gouvernement, marque aussi le point de partage de l'histoire littéraire du siècle. La période antérieure est une période de confusion et d'irrégularité au milieu de laquelle émergent quelques chefs-d'œuvre, cinq ou six tragédies de Corneille et de Rotrou, les Provinciales de Pascal, et (pour nous seulement) ses Pensées. Mais tout s'organise, l'esprit classique murit, prend conscience de lui-même, les influences fàcheuses sont repoussées, les éléments disparates sont éliminés les forces qui tendent au vrai, au simple, à la raison enfin, prévalent; et les résultats apparaissent autour de 1660.

A cette date, la défaite politique des classes aristocratiques en a rendu toutes les forces intellectuelles disponibles pour l'activité mondaine et littéraire. A cette date, Bossuet, Molière viennent d'arriver à Paris. Boileau commence à écrire. Racine va trouver sa voie, et La Fontaine se découvrir. A côté d'eux, derrière eux, paraîtront Bourdaloue et Malebranche, La Bruyère et Fénelon, et Regnard. Pour un demi-siècle, l'histoire littéraire n'est plus guère

que l'étude des grands esprits et des chefs-d'œuvre les courants contraires s'enfoncent et disparaissent, et les forces hostiles semblent paralysées. L'union de l'art antique et de la raison moderne dans les hautes intelligences litteraires a produit ce merveilleux épanouissement. A cette fécondité contribuent trois ou quatre générations d'écrivains et l'on aperçoit parmi les jeunes génies qui surgissent des esprits mûrs, lentement formés et fortifiés dans les troubles efforts de l'âge précédent.

On peut partager le siècle en quatre ou cinq générations: la première, de Richelieu (1585) à Corneille (1606), a disparu, ou vieilli en 1660; la suivante, de La Rochefoucauld (1613) à Bossuet (1627), a sa pleine vigueur, alors que la troisième, celle de Boileau, de Louis XIV et de Racine (1636-1639), entre seulement dans la vie, dans l'activité indépendante et consciente; la quatrième, de La Bruyère (1645) à Regnard (1655), ne s'avancera au premier plan que dans les dernières années du siècle, tandis que la suivante, avec La Motte (1672), formée avant 1715, inaugurera en sa maturité le xvIe siècle intellectuel auquel les Montesquieu (1689) et les Voltaire (169) appartiendront tout entiers, gardant seulement en leurs esprits quelques reflets de ce xvir siècle, dont les dernières lueurs auront éclairé leur enfance. D'une génération à l'autre, la brutalité, la volonté diminuent; la raison étend son activité en élargissant son indépendance, et développe un individualisme intellectuel; les âmes ont moins de ressort, moins de fierté, une étoffe plus fine et plus molle; les esprits se clarifient en se simplifiant, jusqu'au moment où il se compliquent de nouveau, non plus pour obéir à des modes du dehors, mais par un effet de leurs multiples acquisitions.

Pour étudier le grand ensemble que forment les œuvres de la seconde partie du xvIe siècle, il conviendra de porter d'abord notre attention sur celles qui, appartenant plutôt à des mondains qu'à des artistes, nous font ainsi connaitre à la fois le milieu où se formèrent et le public auquel s'adressèrent les artistes. Ensuite nous regarderons, dans Boileau, les grandes théories d'art qui nous expliquent les créations de l'éloquence et de la poésie classiques, dans ce qu'elles ont de propre à l'égard de l'œuvre des autres siècles, et dans ce qu'elles ont entre elles de commun.

1. LA ROCHEFOUCAULD.

La vie de La Rochefoucauld peut se résumer en deux mots : une période d'action furieuse, où l'amour, l'ambition, la passion de jouer un rôle, ne lui attirent que déconvenues, désastres, ruine de

ses affaires et de son corps; une période de méditation amère, lorsque, infirme et vieilli avant l'âge, il se remet en mémoire ce que lui ont valu ses hautes aspirations, lorsqu'il raconte les faits auxquels il a pris part, dans ses Mémoires, et en tire la philosophic, dans ses Muximes 1.

Rien ne réussit à cet homme, pourtant supérieur, parce qu'il n'avait pas une nature simple. La vanité, chez lui, entravait l'ambition; la passion déconcertait les calculs de l'égoïsme; l'intelligence faisait hésiter la volonté : il était irrésolu, inconstant; il paraissait peu sûr à son parti, qui ne lui pardonnait point de le juger parfois, et de se juger lui-même en tant qu'il y coopérait, avec trop de clairvoyance. De là ce je ne sais quoi de trouble, de là cette impuissance à remplir son mérite, que signale un ennemi pénétrant, le cardinal de Retz. Un des premiers, et de cela encore son parti lui sut mauvais gré, le duc de la Rochefoucauld 1 comprit que la royauté avait partie gagnée contre la noblesse, et se résigna à recevoir la compensation qu'elle offrait au lieu de l'influence politique annulée, la sécurité oisive de la vie mondaine, brillamment rehaussée de l'exercice désintéressé des forces intellectuelles. Il y chercha l'adoucissement de ses désillusions, et se fit une vieillesse paisible, sinon heureuse, illuminée d'exquises amitiés de femmes : au premier plan, Mme de Sablé, puis Mme de la Fayette; d'un peu plus loin, Mme de Sévigné. Il n'était pas causeur; une pointe d'amertume passait dans la gravité souriante de ses propos; il portait avec une grâce héroïque l'incurable blessure que la trahison de la vie lui avait faite.

Il avait caché son moi il ne l'avait pas ôté, comme dit Pascal : on le voit bien aux Mémoires, où il règle sans en avoir l'air les comptes de toutes ses rancunes, et compose son personnage pour la postérité. Les Maximes sont plus sincères, parce qu'elles sont plus générales, et confessent le siècle avec l'auteur. Il les élabora lentement, sous le contrôle rigoureux de l'expérience, non la sienne seulement, mais celle de tout son monde. Mme de Sablé s'était retirée depuis 1659 auprès de Port-Royal, ajoutant la dévotion à tous ces défauts et qualités qui composaient sa charmante personne. Son salon fut un des lieux où la préciosité s'épura en politesse. Tournant son goût de fine subtilité vers les solides

1. François VI de la Rochefoucauld (1613-1689) se jeta dans les intrigues contre Richelieu, puis dans les deux Frondes, sous l'influence de Mme de Chevreuse, puis de Mine de Longueville. Il fut très grièvement blessé au combat de la Porte SaintAntoine. Éditions Maximes, 1e, 1665; 5o, 1678; (Euvres complètes, édit. Gilbert, Coll. des Grands Ecrivains, 3 vol. in-8, Paris, 1868; Œuvres inédites, édit. de Barthélemy, ia-8, Hachette, 1863. A consulter: Prevost-Paradol, Moralistes français. J. Bourdeau, La Rochefoucauld (Coll. des Grands Écriv.), Hachette, in-16, 1895.

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réalités du cœur, elle se plaisait, et l'on aimait autour d'elle à faire des sentences ou maximes. Ce fut la forme où s'arrêta La Rochefoucauld, pour y ramasser son expérience. Prenant parfois les sujets que la conversation dans le salon de son amie lui fournissait, ou bien apportant sa matière dégrossie et taillée en formes encore imparfaites, il creusa, polit, compléta, corrigea ses Maximes pendant cinq ou six années; il soumettait tout au jugement de Mme de Sablé, à celui de leurs communs amis.

Le recueil parut en 1665 peu après, l'amitié de Mme de la Fayette devint prépondérante et ce fut sous cette influence nouvelle que se fit la revision des Maximes d'une édition à l'autre jusqu'à la cinquième (1678). Mme de Sablé, janséniste, et qui avait vu les temps où l'homme se montrait à nu, n'avait pas réprimé le pessimisme de La Rochefoucauld: Mme de la Fayette, mondaine timorée, et qui estimait inutile de dire au vrai certaines choses, s'appliqua à atténuer l'amertume désenchantée du livre, a en brider la franchise aiguë par des indulgences de bon ton. Cependant le sens et la portée des Maximes ne changèrent pas.

« Les vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer. Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes. » Voilà la note, et l'essence du livre. Il n'y a dans le monde qu'égoïsme, c'est-à-dire intérêt ni vertu, ni dévouement, peu même de ces passions, qui, égoïstes en leur principe, s'absorbent dans leur objet jusqu'à l'entier désintéressement. Les belles actions ne sont que de beaux dehors. Il n'y a pas de vrais amis; il n'y a pas d'honnêtes femmes, c'est-à-dire qui le soient par choix et avec satisfaction. La nécessité de notre nature nous fait vicieux; la nécessité de la fortune nous fait heureux ou malheureux; ni notre volonté n'élude la nature, ni notre mérite ne gouverne la fortune.

Cela n'est pas gai, et cela fit scandale. Les femmes surtout, qui sont volontiers idéalistes et optimistes, se récrièrent contre ces définitions si peu flatteuses de l'homme et de la femme. Les plus spirituelles reconnurent pourtant que l'observation était exacte. Mme de Maure demandait seulement qu'on mit des quasi aux affirmations universelles, en faveur des exceptions possibles et réelles. Mais la plus pure, la plus noble àme, à qui Mme de Sablé ait adressé le manuscrit des Maximes, Mme de Schomberg, se déclarait impuissante à contredire des vérités, que son indulgente bonté n'aurait pas toute seule découvertes. Elle était attristée et persuadée. Ceux qui applaudirent, c'étaient les jansénistes; ils retrouvaient, par cette impitoyable analyse de l'égoïsme humain, la démonstration de notre corruption dans l'état de la nature

déchue. MM. de Port-Royal ne pouvaient pas méconnaître que l'enquête conduite par La Rochefoucauld aboutissait à la conclusion même qui s'ébauchait dans les notes confuses laissées par M. Pascal, et donnait une base rationnelle aux dogmes de la chute et de la grâce. Et qui sait si le succès des Maximes ne leur a pas persuadé qu'ils pouvaient sans danger pour la gloire de leur ami donner les fragments décousus de son œuvre inachevée?

Au reste La Rochefoucauld n'est pas janséniste aucune idée religieuse ne le guide. Il formule impartialement, avec une probité scientifique, les lois des faits qu'il a observés. Mais comme il dit en cinq mots la vérité que le roman dilue en un volume, notre amour-propre trouve le breuvage amer. Les grimaces, pourtant, sont inutiles La Rochefoucauld a vu; et il serait difficile de lui contester rien d'important. Surtout il a vu son temps, le temps de la Fronde, le temps des romans héroïques et des tragédies cornéliennes. Chacune de ses maximes est comme une piqûre d'épingle qui dégonfle l'idéal emphatique ou les aspirations surhumaines de l'âge qui finit. Ce témoin, cet acteur des brillants drames de l'amour et de l'ambition, une fois qu'il a quitté la scène, nous dit ce qu'il a trouvé, en lui, autour de lui; toujours, partout, une base d'égoïsme et de calcul. Que pouvait lui offrir un Condé, un Retz, un Mazarin? En son temps, en son monde, il ne pouvait voir que ce qu'il a vu; et s'il faut corroborer son témoignage par d'autres, demandez à la bonne Mme de Motteville, qui n'avait pas des yeux de lynx, ce qu'elle en pense : elle n'a pas pu vivre à la cour, et continuer de croire au désintéressement. Ainsi les Maximes sont comme le testament moral de la société précieuse.

Elles sont aussi son testament littéraire. Il y a encore du bel esprit, du pailletage, des concetti dans les Maximes: il y en avait surtout dans la 1re édition. Mais, à l'ordinaire, la pensée est solide, exacte : la finesse est dans le discernement et dans la notation des nuances, dans l'appropriation exquise du mot à l'objet, dans la vaste compréhension des brèves formules, qui mettent l'esprit en branle, et l'obligent à parcourir un long cercle d'idées inexprimées. Mme de Schomberg aimait dans La Rochefoucauld « des phrases et des manières qui sont plutôt d'un homme de cour que d'un auteur ». Elle avait raison, et ce style est exquis de naturel — de naturel laborieusement exprimé, mais enfin de naturel effectivement réalisé. C'est la perfection pour la première fois mani- du style mondain, point artiste, qui tire toute sa valeur de ses propriétés intelligibles.

festée

A cette date de 1665, contemporaine des Satires, antérieure de deux ans à Andromaque, de cinq aux Pensées, les Maximes sont un

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