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CHAPITRE III

TROIS OUVRIERS DU CLASSICISME

1. Balzac un artiste en phrase française. Les idées de Balzac : éducation intellectuelle du public par les lieux communs. 2. La critique et les règles. Chapelain ses tendances classiques; ses timidités et ses complaisances. 3. Descartes : rapport de sa philosophie à la littérature. L'écrivain. Le Traité des Passions : Descartes et Corneille. Le Discours de la méthode. Esprit rationaliste et méthode scientifique: opposition intime et accord passager du cartésianisme et du christianisme. Le cartesianisme, négation de l'art union du cartésianisme et de l'art dans le classicisme.

Dans la première moitié du xvIe siècle, après Malherbe, et hors de la poésie dramatique, trois noms se détachent, exprimant autre chose que les divers aspects de la mode et de l'esprit mondain : Balzac, Chapelain, Descartes, très inégaux de génie, très inégalement aussi dépendants du monde, ont été trois modificateurs influents des formes et des idées littéraires.

1. BALZAC.

On ne lit plus guère Balzac aujourd'hui : c'est un phraseur, un emphatique, qui maintes fois joue au précieux. Il semble qu'il ait

1. Biographie: Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654) était filleul du duc d'Épernon, au service de qui il fut d'abord : en 1621-1622, un fils du duc, l'archevêque de Toulouse, cardinal de la Valette, l'employa comme agent à Rome. Dès 1624, il se retira chez lui, et à partir de 1631 n'en bongea plus guère. Il fut présenté très tard à l'Hôtel de Rambouillet dans un de ses derniers voyages à Paris; le dernier est de 1636, et c'est dans celui-là qu'il fit son unique apparition à l'Académie française, dont on l'avait mis malgré lui. Richelien l'avait fait conseiller d'État et historiographe de France, sans peut-être se montrer disposé à utiliser les talents de Balzac dans les grands emplois auxquels celui-ci se serait estimé propre. On ne sait ce que peut

passé sa vie à souffler des idées creuses. On ne le lit plus : et l'on a tort. Il vaut mieux que sa réputation, et il a rendu en son temps de grands services.

La prose, l'élocution pratique avait moins souffert que la poésie des fantaisies du bel esprit. Elle s'était polie, allégée; elle avait pris de la délicatesse, de la rapidité. Les précieuses écrivaient des lettres; la phrase de Mme de Montausier, ou de Mme de Sablé, ou de Mme de Maure, est encore un peu compassée, cérémonieuse, à longue queue cependant avec elles, et surtout avec Voiture, qui a laissé échapper de délicieux billets, on sent que l'on marche vers l'excellent style, sans relief et sans couleur, mais d'un trait si juste et si fin, que Bussy et Mme de la Fayette emploieront.

Balzac, qui n'est que par accident un précieux, Balzac a inventé une autre phrase, qui s'est imposée à l'admiration des gens du monde et à l'usage des genres littéraires : il a inventé ou, si vous voulez, réinventé, en la reprenant chez Du Vair, la phrase oratoire, ample, rythmée, sonore, imagée. Il a passé sa vie à forger de belles phrases, comme on n'en avait jamais fait en notre langue. Il a manqué de naturel c'était inévitable; mais il en a manqué surtout par scrupule d'artiste, qui ne veut laisser dans son œuvre aucune négligence. Il a enseigné aussi les harmonies secrètes du langage celles qui résultent de l'unité du ton, de l'égalité, de la continuité des développements. Il a enseigné à faire dominer une idée, une couleur : il a montré comment les transitions servent à lier et à fondre. Il a cherché le mot propre, le mot fort, avec une opiniâtreté méticuleuse. Sa règle n'était pas la bienséance mondaine, mais l'effet d'art; il effarouchait quelquefois les ruelles par l'emploi de certaines vulgarités pittoresques, qu'il se refusait à supprimer; si elles étaient amenées, et si elles étaient fondues, il estimait qu'on n'avait rien de plus à demander. Son rôle a donc été fort analogue à celui de Malherbe en face de la strophe oratoire préparée par celui-ci, il a construit la période éloquente, et Boileau avait le droit d'écrire : « On peut dire que personne n'a jamais mieux su sa langue que lui, et n'a mieux entendu la propriété des mots et la juste mesure des périodes. » Et vraiment, quand on lit certaines pages de Balzac, dans le Socrate chrétien par exemple, on sent que la forme de Bossuet est trouvée. Il ne reste plus qu'à la remplir.

être la tempête qui en 1627 faillit le briser. Il y eut à coup sûr quelque déception d'ambition dans sa retraite philosophique.

Éditions Lettres (1er recueil), 1624, in-8, Paris. Le Prince, 1631, in-4. Socrate chrétien, 1652, in-8. Euvres, Paris, 1665, 2 vol. in-fol. Lettres inédites de Balzac (Doc. inéd, sur l'Hist de France), au t. I in-4) des Mélanges historiques. A consulter E. Roy, De J.-L. Guezio Balzacio contra dom. Joannem Gulonium disputante, Hachette, 1892, in-8.

Car le sens chez Balzac paraît mince. Ce ne fut pas un génie inventif. Retiré au fond de sa province, il ne se renouvelle pas par le commerce des hommes et de son fonds, il est sec. Fils peu tendre, vieux garçon, citoyen désintéressé de la fortune publique, enfin parfaitement égoïste, il n'a pas l'excitation qui vient du cœur. Mais ici encore, il faut se garder d'exagérer. La nature, les arbres, les eaux, le clair soleil, lui donnaient du plaisir, et sous ses grandes phrases on sent la sincérité de la jouissance il a vraiment aimé la campagne, il l'a préférée à la société. La chose n'est pas commune en ce siècle. Puis il avait, à défaut du génie, l'esprit juste, le goût assez fin. Il a très bien compris, et très bien dit et dit à Scudéry même,

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que le Cid est beau, en dépit des règles, et que l'objet de la poésie est le plaisir par la beauté; il a très finement écrit et à Corneille même sur la prétendue vérité historique de Cinna. Il a solidement parlé sur la politique et sur la morale.

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Il n'a rien dit de bien neuf, ni de bien profond il a dit ce qu'il avait lu dans Montaigne et dans les anciens. Dans ses lettres, dans ses dissertations, il a offert à son siècle, enveloppés d'éloquence, les lieux communs qu'il avait, au cours de ses lectures, rencontrés dans les historiens, les orateurs, les poètes, les Pères de l'Église. Banales pour nous, ces idées ne l'étaient pas alors. Il faut se représenter ce qu'étaient les lecteurs de Balzac : les guerres civiles avaient rendu une bonne partie de la noblesse à l'antique ignorance. Les compagnons du Béarnais se moquaient bien de la science; Biron et Bellegarde n'avaient jamais étudié, et le dernier connétable de Montmorency, qui meurt en 1614, à en croire Saint-Evremond, ne savait pas lire. Ces rudes gentilshommes disparaissaient l'un après l'autre, et la nouvelle génération, née depuis la paix, s'instruisait mieux mais il y avait encore beaucoup d'ignorance, et il fallait renouer la tradition de la Renaissance.

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Balzac fut l'instituteur de la société polie. Il a essayé, selon ses propres paroles, « de civiliser la doctrine en la dépaysant des collèges et la délivrant des mains des Pédants »; à ceux qui n'étaient pas des savants, et ne lisaient latin ni grec, aux femmes, il a offert la substance de l'antiquité. Il a jeté dans la circulation tous les excellents lieux communs où consiste la culture supérieure des csprits; en les vulgarisant, il a mis le public en état de goûter les grandes œuvres dont elles seraient le nécessaire fondement. Est-il si malaisé de voir qu'en compagnie de Voiture on ne se prépare à

1. Cf. Tallemant des Réaux, les Historiettes des contemporains de Henri IV et de la Régence; et Saint-Evremond. la lettre connue au comte d'Olonne.

2. Balzac, Lettres, 1. VII, 1. 49, éd. 1665.

comprendre ni Corneille, ni Pascal, ni Bossuet, mais qu'au sortir. des « banalités » de Balzac on est tout prêt?

On s'explique ainsi la gloire de cet homme, devant qui s'inclinaient et Descartes et Corneille, et dont les moindres pages faisaient événement dans l'Hôtel de Rambouillet. Seuls les jansenistes trop instruits pour estimer son fond, trop peu artistes pour sentir sa forme le tenaient en médiocre estime.

2. CHAPELAIN.

Ce beau monde, dont Balzac faisait l'éducation, était assez disposé, tant par ignorance que par suffisance, à prendre son seul plaisir pour critérium de la valeur des œuvres littéraires : principe séduisant, mais dangereux. Cette tendance fut enrayée pour un temps par la critique.

Une des préoccupations des humanistes, au siècle précédent, avait été d'étudier la structure des œuvres antiques; et l'on en avait réduit la beauté en formules, en recettes, en règles. En chaque genre, une sorte de canon idéal avait été établi, d'après les écrivains reconnus pour excellents, et d'après les principes qu'on recueillait d'Aristote et d'Horace. La Poétique de Scaliger est le chef-d'œuvre de ces codifications dogmatiques dont la principale erreur était de prendre les règles pour une méthode infaillible, pour les conditions nécessaires et suffisantes de la perfection littéraire. Le culte souvent aveugle des formes anciennes était le dogme fondamental de cette critique et elle parvint à l'imposer à la légèreté indépendante de la société polie. L'homme qui nous représente éminemment l'influence des doctes sur le monde, l'homme qui fit plus que personne pour opérer la transformation des théories savantes en préjugés mondains, fut le bonhomme Chapelain, qui se place entre Ronsard et Boileau, comme ayant fait faire un progrès décisif à la doctrine classique.

1. Biographie Jean Chapelain (1595-1674), fils d'un notaire, se fit connaître d'abord par la Préface de l'Adone, puis par des Odes, et par son poème épique de la Pucelle, dont les 12 premiers chants parurent en 1656, au bout de vingt ans de travail. Il était très considéré de Richelieu, et il fut de même en grand crédit auprès de Colbert, dont il fut le principal agent dans la répartition des libéralités royales entre les principaux savants et écrivains de France et d'Europe; très écouté à l'Hôtel de Rambouillet, il eut jusqu'à la fin, en dépit de Boileau, l'estime et l'amitié de Montausier, de Retz, de Mme de Sévigné. Sensible à la flatterie, et fort rancunier, il était du reste bon homme et serviable. Il avait de riches pensions, mais il y a sans doute beaucoup de légende dans ce qu'on dit de son avarice.

Editions: la Pucelle (les 12 derniers chants), Orléans. Herluison, 1882, in-16. Lettres, éd. Tamizey de Larroque, Doe. inéd. sur l'Hist, de France, Paris, 1880-1883, 2 vol. in-4. A consulter: Fabre, Chapelain et nos deux premières académies, Paris, 1890.

Chapelain est très complexe ou, pour mieux dire, très confus. Erudit universel à la mode du xvie siècle, homme du monde à celle du xvi, ayant le goût de la politique, de l'histoire, de la philosophie, poète, ou du moins faiseur de poèmes, son vrai caractère, celui par lequel, même après la Pucelle, il conserva son autorité dans les salons et la confiance de Colbert, ce fut d'être l'« expert », le critique des œuvres littéraires. Par malheur, il manquait ou de netteté ou de courage dans l'esprit; il se laissait donner des admirations ou des dégoûts par la société où il vivait, et par les patrons qui le pensionnaient. Il mettait une préface à l'Adone de Marino: il rédigeait la censure du Cid de Corneille. Les complaisances injustifiées de sa critique ont rapetissé son rôle, et l'ont fait méconnaitre à ses successeurs. Boileau voyait en lui l'apologiste des ouvrages précieux, et la conduite publique de Chapelain ly autorisait.

Cependant le même Chapelain avait eu l'idée du Dictionnaire de l'Académie, ce monument de la langue classique et il avait de toutes ses forces travaillé à réduire la tragédie aux unilés, c'està-dire au type idéal du drame classique. Et le même Chapelain, dans ses lettres intimes qui nous découvrent sa véritable pensée, se montre essentiellement classique par toutes les préférences et par la direction générale de son esprit. Il ne parle que de bon sens, de raison, de jugement, et il ne parle que des règles qu'il a trouvées dans les anciens, et qu'il impose aux modernes. A vrai dire, comment accorde-t-il les règles avec la raison? Il ne le sait trop luimême. Et il manque aussi trop absolument du sens de l'art : cet élément essentiel des œuvres antiques, la beauté, il ne le découvre pas; ces règles dont il fait tant de bruit, sont un mécanisme plutôt qu'une esthétique. Mais c'est déjà beaucoup que de voir s'ébaucher chez ce flatteur de Marino, cet ami de Voiture, ce docteur en titre de la société précieuse, chez l'auteur, pour tout dire, de la Pucelle, c'est beaucoup d'y voir s'ébaucher la formule de l'idéal classique, dans le rapprochement des deux termes qui la composent souveraineté de la raison et respect de l'antiquité.

3. DESCARTES.

A la différence de Balzac et de Chapelain, Descartes est tout indépendant du monde; je dirais même qu'il est indépendant de

1. Biographie: René Descartes (1596-1650) fait ses études chez les jésuites, à la Flèche; puis il s'en va servir comme volontaire sous Maurice de Nassau et sous le duc de Bavière: il parcourt la Hollande, l'Autriche, la Hongrie, l'Allemagne, la

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