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notre femme, nos enfants, non pas jusqu'au point de nous en troubler. Servons bien notre patrie si elle doit périr, que Montaigne échappe, s'il peut, à la ruine publique. Sachons perdre femme et enfants sans affliction tyrannique se détacher, c'est s'affranchir. On peut se prêter: on ne doit jamais se donner.

20 Il faut apprendre à mourir, ou plutôt à supporter la pensée de mourir; car la mort elle-même n'est rien. Montaigne s'est exercé soigneusement à regarder la mort, appelant Socrate et Sénèque, et Lucrèce à la rescousse. Je ne doute pas qu'il n'ait fini par y songer avec indifférence, en y songeant toujours. Mais, même au temps où il apprivoisait son âme à ce fàcheux objet, il n'a eu ni violent désespoir ni pessimiste mélancolie: la mort lui rendait la vie plus chère, voilà tout, et chaque instant prenait un prix infini, contenait un infini de délices, par la pensée qu'il pouvait être le dernier. Et l'idéal de Montaigne n'est pas la raideur dédaigneuse du stoïcien, c'est la brute résignation du paysan, qui ne se couche que pour mourir, et meurt sans se plaindre, comme les animaux. Il a fini par se dire que la méditation de la mort était une duperie, que la méditation de la vie était meilleure, et qu'au lieu de regarder toujours la mort, il valait mieux regarder la vie, comme incertaine en général, mais enfin comme présentement certaine.

3o L'ennemi de la vie, ce n'est pas la mort, c'est la douleur, et c'est elle qu'il faut fuir de toutes les forces que nous prête la nature. «En quelque manière qu'on puisse se mettre à l'abri des coups, fût-ce sous la peau d'un veau, je ne suis pas homme qui y reculât car il me suffit de passer à mon aise; et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez 1. » Montaigne est de sa nature plus sensible à la douleur physique qu'à la douleur morale: il nous le dit. Le malheur est que contre la douleur physique le détachement ne sert à rien: il n'y a que la fuite qui vaille. Mais enfin, elle vient parfois la gravelle tient Montaigne. Que faire? rien, puisqu'il n'y a rien à faire. Geindre soulage, quand on a la colique : si l'on peut n'y pas penser, cela soulage aussi. C'est alors qu'il faut user d'industrie, ne lâcher à la douleur que les parties de notre être et de notre vie que la nature lui attribue, et faire étude de conserver leur place et leurs moments à tous les plaisirs.

Voilà la morale de Montaigne, un art de vivre aisément, délicieusement, un épicurisme pratique qui applique où il faut certaines parties de fermeté et d'endurance, un égoïsme délicat, qui n'exclut aucune affection, et ne se dévoue à aucune. Cette morale

1. Essais, I, 19.

est tout juste l'antithèse de la morale chrétienne : elle exclut, par essence, l'abnégation, le sacrifice, la charité. On sait comment Montaigne se comporte pendant la peste de Bordeaux : il n'affronte pas le « mauvais air ». Aux grandes occasions sa morale était trop courte mais ne l'était-elle pas encore aux petites? Ne nous dit-il pas qu'il n'aime pas que ses amis lui demandent d'intercéder ou solliciter auprès de qui que ce soit, parce que les obligations ôtent de l'indépendance? Avec toutes ses grâces, il ne faut pas hésiter à dire que cette règle de vie est mauvaise et fausse.

Les opinions politiques et religieuses de Montaigne sont assorties à son art de vivre, et y font une pièce nécessaire, puisque, enfin, l'homme doit vivre en société. Le grand bien pour Montaigne, et le principal objet, c'est la paix. Donc il suivra en politique et en religion les opinions qui préviennent le mieux la guerre civile. Il posera en principe qu'il faut aimer la forme de gouvernement dans laquelle on est né; et ainsi, étant Français, il sera pour la royauté, bien que son affection le porte de préférence vers le gouvernement démocratique. Il conseillera la soumission au pouvoir absolu, et il n'estimera rien de plus dans le christianisme que le précepte de respecter toutes les puissances. Il démontrera que les lois ne représentent pas la justice, mais la coutume, afin qu'on n'ait point le désir turbulent de les changer. En religion, il sera bon catholique, lui de qui l'âme est si peu chrétienne : c'est qu'il faut suivre aussi la religion de son prince et de son pays. Il en veut aux réformés, il taxe leur orgueil, d'avoir cru tenir la vérité, il les reprend de ne pas avoir paisiblement réglé leur croyance sur la coutume, en une matière où nul ne sait rien certainement, d'avoir troublé le monde pour une idée de leur cervelle mais il n'excuse pas les catholiques de les égorger. Il aurait mieux valu ne pas faire la Réforme puisqu'elle s'est faite, qu'on lui laisse sa place au soleil. Et ne vaudrait-il pas mieux laisser les sauvages à leur idolâtrie, que de leur porter nos vices, nos maladies, les tortures et la mort, avec la vraie foi? Conclusion tolérance universelle. Il n'y a pas d'idée qui vaille qu'on tue un homme, ni qu'on se fasse tuer.

Je ne sais si on l'a assez remarqué, les plus fragiles ou fausses morales ont toujours été proposées par de très honnêtes gens qui ont pris dans l'instinct et dans le plaisir la règle fondamentale de la vie, parce que leur instinct et leur plaisir ne les écartaient pas sensiblement des actions sans lesquelles il n'y a plus de morale, partant plus de société : ainsi Helvétius, ainsi Montaigne. Au sacrifice près, qui, en quelque mesure que ce soit, n'est pas la pente de sa nature, c'est un excellent et aimable homme, de charmant commerce, ami exquis et vrai, d'autant que le libre choix, dans

l'amitié, assure son ombrageuse indépendance on sait sa liaison de quatre années avec La Boétie, et la chaleur qui lui en resta toujours au cœur. L'amitié, du reste, n'est-elle pas la passion par excellence des gens plus intelligents que sensibles?

Mais, de plus, Montaigne reçoit de l'exigence de sa nature un certain nombre de postulats qui déterminent un peu plus rigoureusement sa morale, et fixent les modes légitimes de la loyale jouissance de notre être. Il ne s'embarrasse pas de faire un système, ni de savoir si les fondements de ses idées sont solides en bonne logique il lui suffit que nature les ait mises en lui. Et comme au reste, sous la diversité infinie des actes et des formes, il trouve que ces idées-là sont les idées communes de l'humanité, il les pose dès lors avec plus d'assurance. Il a beau identifier volupté et vertu il entend bien par vertu quelque chose de positif et de distinct, qui peut être volupté en lui, mais non pas forcément en tout autre. Il affirme que « le mentir est un maudit vice »; il hait toute duplicité, toute trahison: il fait profession d'absolue franchise. Nulle utilité publique ou privée ne lui semble excuser la fausseté. Il affirme la justice et l'humanité : par une horreur intime de la souffrance physique, son instinct écarte toutes les cruautés; mais sa réflexion adhère à son instinct, et c'est toute son intelligence avec tous ses nerfs qui lui dicte d'éloquentes protestations contre la torture, et contre la barbarie des Espagnols dans le Nouveau Monde. Il prend la peine de mettre la morale au-dessus de la politique, et de réduire les hommes d'État aux strictes règles de la vie privée : il rejette absolument la loi du salut public, par laquelle on autorise tout; et dans le service des princes, il défend qu'on se donne jusqu'à donner son innocence et sa vertu.

Il croit à la conscience, et à la raison, tellement qu'il s'en sert pour condamner la nature, ou la rectifier. Il n'y a pas de mot qu'il prononce plus souvent que celui de vérité; il ne connaît pas de plus excellente vertu que celle de savoir céder à la vérité, où qu'elle se présente; et il connaît deux voies qui y mènent, la raison d'abord, puis au-dessous d'elle, et sous son controle, l'expérience. Par elles, il est arrivé à cette grande vérité, qui, si l'on y regarde bien, est la conclusion de toute son argumentation prétendue sceptique c'est que l'homme, en haut-de-chausses, en toge, ou dans sa nudité naturelle, assis dans un trône ou courbé sur la terre ingrate, est toujours l'homme, «ondoyant et divers >> sans doute, mais identique à lui-même dans cette ondoyante diversité, portant partout dans le cœur les mêmes instincts plantés par la commune mère nature, et les mêmes notions essentielles dans la conscience et la raison. Les hommes se combattent et se

haïssent parce qu'ils se voient différents: Montaigne leur étale leur naturelle égalité, pour les convier à vivre en frères.

Le chapitre de l'Institution des Enfants suffirait pour marquer la mesure du scepticisme de Montaigne. On a pu trouver que Montaigne y faisait la part vraiment bien petite à l'effort, et l'on se demande quel esprit, quelle volonté peuvent se former sans l'effort. Sans la règle aussi, que peut-on faire? Comment Montaigne, qui prescrit si bien d'endurcir et d'assouplir le corps, ne veut-il pas soumettre l'âme à une pareille méthode, au même ordre sévère d'exercices et d'entrainement? Il fuit trop la peine pour son élève : il n'en fera qu'un charmant garçon, qui ne saura rien solidement, qui ne saura même pas apprendre ni vouloir apprendre, un amateur ayant dégusté la mousse de la science, un causeur aimable de salon. Il y a loin de l'effrayant programme de Rabelais au léger bagage de Montaigne, et la réaction est vraiment trop forte contre l'érudition encyclopédique. Dans la pratique, les idées de Montaigne aboutiront à l'éducation des Jésuites, au développement des qualités sociables et des talents mondains; ce qu'elles contiennent en substance, n'est tout justement que l'honnête homme du xvIe siècle. Mais je passe sur tous ces points, et je reviens à la question qui nous occupait. Montaigne a foi dans l'éducation, pour développer, fortifier, mais aussi pour redresser la nature. L'article essentiel de son programme, le blanc où il faut viser, c'est de former un bon jugement : c'est-à-dire une raison qui aille à la vérité, une conscience qui aille au bien. Livres, voyages, études, jeux, tout doit tendre là. La conscience et la raison sont les pièces principales de cette délicate machine, dont l'éducation monte les ressorts pour la vie.

Il est donc certain que Montaigne est un positiviste plutôt qu'un sceptique. Il a borné sa vue à la vie présente, dont il a dressé la forme pour satisfaire à toutes les aspirations de sa nature physique, intellectuelle et morale, et de façon que la volupté, la justice, la bonté y fussent commodément logées. Son livre, comme sa vie, respire un dogmatisme serein, le dogmatisme de l'égoïsme naturel et du sens commun. Mais Montaigne enveloppe d'un nuage de doute le noyau très dense de ses affirmations catégoriques.

4. MONTAIGNE ET L'ESPRIT CLASSIQUE.

Montaigne termine le xvie siècle dont il recueille et filtre tous les courants, et les Essais sont comme le grand réservoir d'où va couler l'esprit classique. Je sais bien ce qui manque à Montaigne, ou ce qu'il

1. Essais, 1, 25.

a de trop, pour être classique : le corps tient trop de place en lui; l'individu s'étale. L'ordre manque, et le raisonnement, et les proportions. Montaigne commence et finit pour ainsi dire à chaque phrase, selon la remarque de Balzac. Il n'a pas d'art, et surtout il ignore l'art oratoire : il faudra que ces capricieuses divagations soient réduites en système ordonné d'abord, puis en thèmes oratoires. Charron, Balzac, d'autres ouvriers de la première heure du génie classique s'y appliqueront.

Surtout il n'est pas chrétien, et la décence de son adhésion à la religion établie dissimule mal en lui la négation de l'essence même du christianisme : ainsi le courant d'esprit antichrétien, ou simplement non chrétien, qui se laisse distinguer dans le siècle classique, et qui passe par Molière ou par Descartes pour arriver à Voltaire, prend sa source en lui; le rationalisme, épicurien ou cartésien, est impliqué dans les Essais. Et cependant, si les Essais doivent être le bréviaire des libertins, on travaillera à christianiser Montaigne, à approprier sinon son livre, du moins ses idées à la forme religieuse de l'esprit classique. Charron mettra à la doctrine de son ami un couronnement orthodoxe d'autres feront les mêmes additions, les mêmes corrections avec une sévérité hostile. Mais eux-mêmes dans la forme de leur âme auront, à leur insu, reçu l'empreinte profonde des Essais.

Car presque tous les caractères, presque toutes les aspirations de l'esprit classique ont trouvé déjà leur formule dans Montaigne. En politique, il achète la paix, l'ordre, de l'entière soumission au pouvoir absolu. En religion, il se règle sur le prince. En philosophie, en littérature, partout, il pose la souveraineté de la raison, égale en tous les hommes, et qui a charge et pouvoir de reconnaître la vérité. Par sa raison individuelle, à l'aide de son expérience personnelle, confrontant l'Amérique et la Grèce, il trouve le principe fondamental de la littérature classique : il s'assure que les anciens ont parlé selon la vérité, selon la nature, et voilà leur autorité fondée en raison. Il réduit l'éducation à la formation de l'honnête homme, et restreignant la littérature à l'usage de l'honnête homme, il l'enferme dans la morale, dans la recherche d'une règle de la vie, et la description des formes de la vie. Il lui propose l'homme comme l'universel objet de notre connaissance et de notre intérêt. Si individuel et subjectif que soit son livre, il s'éloigne du goût classique plutôt par une différence d'application que par une contrariété de principes. Très clairement, très nettement, en pius d'un endroit, il nous offre l'homme en sa personne : « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition 1». Rois ou

1. Essais, III, 2.

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