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monastère où elle s'est retirée, et renonce seulement son hommage quand Raoul, échauffé par le vin, l'a à demi assommé pour avoir trop haut regretté l'incendie de son pays et la mort de sa mère. Ils ont vécu, et non pas seulement de cette vie individuelle qu'enregistre l'histoire : ils ont vécu en cent lieux, sous cent noms; ce sont des types. Et jamais la force de l'honneur et du serment féodal n'a plus fortement apparu qu'en ce Bernier : quand, sa mère morte, blessé lui-même, il a renoncé l'hommage, si, dans le premier moment de colère, il refuse la réparation que Raoul offre une fois revenu à lui, jamais cependant il n'aura le cœur en paix : il combattra Raoul de tout son courage, il le tuera, mais toujours l'idée de son serment violé le tourmentera: toujours il rappellera ses griefs, sa mère «< arse », sa tête cassée; il maintiendra «< son droit »>, mais il sera inquiet. A peine vainqueur, il songera à aller servir« au Temple » à Saint-Jean d'Acre; et le médiocre continuateur du vieux poème a bien dégagé l'idée-mère du sujet, quand il montre Bernier usant sa vie sur les chemins, en pèlerinages lointains, pour expier, jusqu'au jour où le roux Geri, oncle de Raoul, lui casse la tête d'un coup de son lourd étrier sur le lieu même où jadis il a tué son seigneur.

Le remanieur de la fin du XIe siècle, à qui M. Meyer lui-même refuse le talent, a eu le bon esprit d'être modeste : il n'a pas cherché à étouffer ni à embellir la rude légende du xe siècle. A travers la diffusion banale et molle de ce style, qui du moins ne tire pas l'oeil et se laisse oublier, la vraie et primitive épopée transparait. On pourrait dire même que Bertolai (si jamais Bertolai a vécu et mis le poème en sa première forme), on pourrait dire que Bertolai avait l'instinct du développement épique, au meilleur sens du mot il savait faire rendre à une situation ce qu'elle contenait d'émotion et d'intérêt. Je n'en veux pour preuve que le morceau, si souvent cité et avec raison, de la mort de Raoul: cet Ernaut de Douai qui fuit devant Raoul, la main coupée, demandant grâce à son impitoyable ennemi, secours à tous les amis qu'il rencontre, reprenant haleine chaque fois qu'un baron de son parti arrête Raoul, piquant son cheval avec désespoir dès qu'il voit son défenseur abattu, cette poursuite sans cesse interrompue et reprise, acharnée, haletante, puis Bernier enfin s'interposant, le combat de Bernier contre Raoul, et la mort de Raoul, combat et mort décomposés en chacun de leurs moments avec une vigoureuse précision, la tristesse du vainqueur, et la rage féroce d'Ernaut qui, se voyant sauvé, se venge de ses terreurs récentes sur son ennemi abattu, voilà, à coup sûr, une scène neuve, rare, émouvante. Batailles générales ou combats singuliers ne portent guère bonheur à nos trouvères, même dans le Roland ils ont peine à sortir

d'une monotone banalité, parce que peut-être la réalité était monotone et banale. Mais ici tout est original.

Raoul de Cambrai est un épisode des luttes féodales la geste des Lorrains1 est un monde. Ces trois poèmes de Garin, Girbert et Anséis, qui sont, le premier surtout, la partie ancienne, épique, et comme le cœur de la geste, ont le caractère de réalité le plus saisissant, bien qu'on n'ait pu encore leur trouver aucun fondement dans l'histoire. Ce ne sont que rixes et meurtres, chevauchées, combats, sièges, massacres, pillages, fausse paix et traîtresses attaques toute la France, des Landes jusqu'en Lorraine et de Lyon à Cambrai, est remuée, divisée, dévastée par la rivalité qui anime les familles de Hardré le Bordelais et Hervis le Lorrain. De génération en génération, comme de province en province, la haine et la guerre s'étendront, faisant ruisseler le sang, jetant cadavre sur cadavre: depuis le vieil Hardré, depuis Bégue et Garin, fils de Hervis, jusqu'aux petits-enfants de Hervis et de Hardré, qu'une paix plàtrée fait naître d'un funeste mariage en mêlant le sang des deux familles, et qui périront sous les coups les uns de leur oncle maternel et les autres de leur propre père.

Toutes ces horreurs sont racontées, dans Garin surtout, d'an style étrangement bref et sec, où pourtant le trait caractéristique est appuyé de façon à prendre une intense énergie d'expression : ainsi le monotone refrain des villes détruites ou incendiées par Bégue dans sa course en Bourgogne, finit par évoquer, avec une netteté singulière, je ne sais quelle image simplifiée et comme le symbole horrible de la guerre, de la guerre abstraite, d'une contrée imprécise où tout est ruine ou flammes. Les discours sont courts, durs, d'un relief parfois bien vigoureux dans leur sécheresse enflammée ou brutale: comme cette réplique fameuse de ce Fauconnet qu'on somme de rendre son château de Naisil :

Si je tenais un pied en paradis

Et l'autre avais au château de Naisil,
Je retirerais celui de paradis,

Et le mettrais arrière dans Naisil 2.

1. Jehan de Flagy, rédacteur de Garin le Loherain, xu siècle. Édition : le Roman de Garin le Loherain, publié pour la première fois, par P. Paris, 2 vol. Paris, 1833-36; 3 vol., 1846. A consulter (sur la geste des Lorrains): Histoire littéraire de la France, t. XXII, p. 587-681, par P. Paris. F. Lot, l'Élément historique de Garin de Loherain, dans les Études d'histoire du moyen âge dédiées à G. Monod, Paris, 1896, in-8. Je néglige ci-dessus d'indiquer les poèmes tout romanesques qui ne sont que le développement cyclique de la geste.

2. Je suivrai pour les vers de l'ancienne langue que je traduirai la règle proposée par M. Clédat dans son étude sur Rutebeuf (Coll. des gr. écriv., Hachette): rendre le rythme avec le sens, en sacriliant la rime : cette règle donne aux courtes citations tout leur relief. Mais je rajeunirai complètement l'orthographe, et d'autre part je conserverai tous les archaismes, toutes les constructions insolites qui me permettront de rendre tidèlement l'original sans nuire à la clarté.

Les mœurs sont féroces: non pas de cette férocité de décadence, par laquelle les héros deviendront des ogres et des fous furieux; mais d'une saine et fière férocité, qui reste humaine, et se mêle encore de loyauté et de bonté naturelles. Garin, et son frère Bégue, surtout, sont les caractères sympathiques du poème, mais Fromont n'est pas odieux: orgueilleux, emporté, ambitieux, rusé au besoin, il n'est pas insensé ni scélérat, il a le respect du lien féodal et de la foi jurée; il est entraîné plutôt qu'il ne se jette de gaieté de cœur dans l'inexpiable guerre : souvent il voudrait faire la paix; il la voudrait maintenir; il blâme les trahisons des siens, et les défend parce qu'il est leur chef; il ne se réjouit pas de la mort de Bégue son ennemi. Bégue, de son côté, n'est pas une idéale figure; loyal, ayant la justice dans le cœur, prêt à vivre en paix, dès que lui-même ou un des siens est attaqué, le voilà fou de combats, forcené, téméraire, féroce, et je ne sais si, dans cette sanglante geste ni dans aucune autre, acte plus cruel se rencontre que celui de ce bon et brave baron : quand il a vaincu en duel Isoré, irrité qu'il est de je ne sais quelle outrageante raillerie d'un Bordelais, il arrache le cœur du vaincu et en fouette le visage de l'insulteur. Le traître même n'est pas le traitre légendaire et consacré que l'on connait, monotone et raide réplique de Ganelon ce félon Bernard de Naisil, dévoué à sa façon à sa race ou plutôt à la haine de sa race, toujours occupé à réveiller ou attiser la discorde, à rompre les accords ou à les prévenir, à machiner des ruses, des perfidies, des parjures, pour lancer ou retenir ses parents dans les affaires où ils perdront leurs fiefs, leur sang et leur vie, souple du reste lui-même et se tirant alertement de tous les mauvais pas où il se voit engagé, c'est lui qui donne le plus de fil à retordre à Bégue et à Garin. Ce n'est pas un traitre d'occasion, par emportement, ou orgueil blessé, comme Ganelon la ruse est son caractère naturel; avec lui nous atteignons le temps où le mensonge et l'intrigue, c'est-à-dire l'intelligence, catrent en lutte contre la franche brutalité et la force physique, puis vont prendre insensiblement le dessus sur elles, et du même coup sur l'honneur et sur la loyauté.

La femme tient dans le poème la place qu'elle peut tenir la beauté de Blanchefleur, que Garin, Fromont et le roi veulent épouser, compte moins que son héritage, ou n'inspire que des désirs brutaux. Cependant l'amour apparaît: un amour simple, intime, domestique, l'amour de Bégue et de sa femme, tendresse mêlée de protection chez l'un, de tremblement et d'admiration chez l'autre. Il s'explique à travers des scènes familières qui sont en vérité curieuses et captivantes : est-ce roman? est-ce épopée? Je ne sais trop mais la vie domestique n'est-elle pas épique

dans l'Odyssée? et tout ici est simple et vrai, sans cesser d'être grand. L'embuscade dressée aux nouveaux mariés, le combat dans la lande tandis qu'il y a fête au château, Bégue laissé pour mort, sa jeune femme couchée sur son corps et se lamentant, la triste arrivée du cortège où le maitre est porté sur une civière, le conseil des médecins, dont le plus vieux commande d'abord qu'on éloigne la jeune femme qui troublerait le malade: ce sont des scènes qui ont vie et mouvement.

Mais la mort de Bégue est un récit d'un grand effet dans sa couleur grise, avec cette accumulation rapide de petits détails pressés d'une si exacte et précise notation: la vie paisible de Bégue dans son château de Belin, entre sa femme et ses enfants, l'ennui qui prend à la fin ce grand batailleur, sourde inquiétude, désir de voir son frère Garin, qu'il n'a pas vu depuis longtemps, et son neveu Girbert, qu'il n'a jamais vu, désir aussi de chasser un fort sanglier, fameux dans la contrée du Nord; la tristesse et la soumission douce de la femme; le départ, le voyage, la chasse si réelle avec toutes ses circonstances, l'aboi des chiens, le son des cors, la fuite de la bète, l'éparpillement des chasseurs, qui renoncent; Bégue seul àpre à la poursuite, dévorant les lieues, traversant plaines et forêts et marais, prenant ses chiens par moments sur ses bras pour les reposer, jusqu'à ce qu'il se trouve seul, à côté de la bète morte, ses chiens éventrés, en une forêt inconnue, sous la pluie froide de la nuit tombante: il s'abrite sous un tremble, allume un grand feu, prend son cor et en sonne trois fois, pour appeler les siens. C'est là que les forestiers de Fromont le tuent, six contre un; encore ne viendraient-ils pas à bout du grand baron, debout adossé à son arbre, saus un archer qui de loin làchement le frappe : et le corps dépouillé reste là, les trois chiens hurlant auprès de lui dans la nuit. Il n'y a pas de scène de roman moderne qui ait une vérité plus simple et plus forte. Le poète qui a fait cela n'était pas un coloriste, mais jamais dessin ne donna plus l'illusion de la vie par la sûre netteté des lignes.

On pourrait poursuivre l'énumération, et retrouver d'autres fragments d'épopée encastrés dans l'amas confus des matériaux dont sont construites les chansons de geste. Aimeri promettant Narbonne à Charlemagne, le duel d'Olivier et de Roland sont deux épisodes, que Victor Hugo a rendus populaires. Il faut seulement noter que le grand poète, en jetant sur ces vieilles légendes l'artistique perfection de sa forme, les a, si je puis dire, « sublimées » aux dépens du simple bon sens. Le duel surtout de Roland et d'Olivier est loin d'avoir dans Girart de Viane l'étrangeté fantastique que la Légende

1. Aimeri de Narbonne, éd. Demaison (Soc. des anc. textes), 1887, in-8, 2 vo..

des siècles lui a prêtée. Le couronnement de Louis le Débonnaire, et la noble tristesse de Charles devant la puérilité làche de son héritier, le début du poème d'Aliscans, et la fière obstination de Guibourc qui, refusant de reconnaître son mari dans un fuyard, tient la porte d'Orange fermée et laisse Guillaume au pied des murs, exposé à tous les coups des Sarrasins, d'autres morceaux encore, méritent d'être loués et lus. Mais, en somme, on ne retrouve nulle part, à mon sens, un ensemble pareil à celui que présente chacune des trois chansons dont j'ai parlé; on n'a que des fragments à recueillir, non des œuvres à étudier.

3. REMANIEMENTS DE LA MATIÈRE ÉPIQUE.

Au xe siècle, les chansons de geste animaient encore et guidaient parfois les guerriers au combat, comme à Hastings, ou dans certaines guerres locales que conte une chronique bourguignonne. Mais, au XIe siècle, l'épopée est réduite à être l'amusement des loisirs et l'ornement des fêtes en temps de paix, aux noces, aux festins, après boire, c'est alors, pour s'amuser, qu'on appelle le « jongleur » : il est l'histrion qui récite, l'éditeur qui publie les chansons de geste.

Le << trouvère », qui jadis était parfois un soldat, tourne à l'homme de lettres: il ne fait plus que son métier d'écrivain; rarement même il chante son œuvre. Il la vend au jongleur, qui la joint à son répertoire et la colporte de château en château, plus tard aussi, et de plus en plus, de ville en ville et de village en village il se fait entendre dans la grande salle féodale, aux barons assemblés, ou sur la place publique, aux bourgeois, aux vilains. Il espère, souvent il obtient de beaux cadeaux, argent, chevaux, fourrures, bijoux et c'est lui, avec le trouvère, qui a décidé et fait croire que la vertu distinctive du chevalier était la libéralité.

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Mais pour que le métier soit productif, pour que le jongleur gagne et puisse bien payer le trouvère, il faut plaire à l'auditoire: son goût fera la loi. Or cet auditoire est insatiable: d'intelligence fruste et étroite, d'imagination forte mais grossière, il veut sans cesse du nouveau. Et le nouveau, c'est la nouveauté extérieure, c'est la sensation nouvelle, l'apparence encore non rencontrée : ce public ne creuse pas, ne prolonge pas ses impressions par ses pensées: il ne voit pas au delà de la forme particulière et sensible. Pour le retenir et l'assouvir, stimulés par la concurrence, les trouvères, ayant épuisé la matière épique, se jettent dans la fantaisie :

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