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l'antiquité, il a usé des facilités de son temps s'il se moquait après Geoffroy Tory des écoliers limousins qui déambulent les compites de l'urbe que l'on vocite Lutèce, il a usé copieusement, hardiment du latinisme dans les mots, dans la syntaxe, dans la structure des phrases: il a été savoureusement archaïque, utilisant la saine et grasse langue de Villon et de Coquillart: il a été enfin Tourangeau, Poitevin, Lyonnais au besoin et Picard, appelant tous patois et tous dialectes à servir sa pensée. Ce n'était pas trop pour rendre une telle abondance et diversité d'invention, et la sagesse antique devait mêler son vocabulaire à celui de la jovialité gauloise, pour que toute la vie intellectuelle et toute la vie animale pussent se refléter dans la même œuvre.

Il est aisé de voir maintenant l'importance de Rabelais dans notre littérature. Comme penseur, il fonde ce qui avait déjà paru avec Jean de Meung, et qui ne pouvait recevoir toute sa force et tout son sens que de l'humanisme seul : il fonde le culte antichrétien de la nature, de l'humanité raisonnable et non corrompue. Comme artiste, il résume et dépasse de bien loin ces essais que j'ai déjà signalés, ces timides esquisses de la vie morale, des formes et du jeu des âmes. Avec une prodigieuse puissance, il nous donne les âmes et les corps, les actes avec les puissances et, mieux que la farce, il prépare l'éclosion de la comédie de Molière. Enfin, par son impartiale représentation de la vie, dont nulle étroitesse de doctrine, nul scrupule de goût, nul parti pris d'art ne l'empêche de fixer tous les multiples et inégaux aspects, il est et demeure la source de tout réalisme, plus large à lui seul que tous les courants qui se séparèrent après lui.

CHAPITRE II

JEAN CALVIN

1. Caractère de l'homme. L'Institution chrétienne : rapport de la Réforme et de la Renaissance. Défense de la morale contre les catholiques et contre les libertins. Calvin psychologue et moraliste. 2. Importance littéraire de l'Institution. Style et éloquence de Calvin. La prédication protestante.

1. CALVIN ET L'« INSTITUTION CHRÉTIENNE ».

L'humanisme avec Rabelais se fait scientifique et positiviste, avec Calvin, moral et piétiste. En face du robuste Tourangeau, l'apre Picard, disputeur et irritable: un esprit sec, fort, précis, raidement rectiligne, un tempérament froid, de ceux où bouillonnent en dedans les terribles colères. Quand vous avez regardé cette bonne et ouverte face d'honnête savant que porte Rabelais, passez à Calvin ce profil fin et dur, ces lèvres minces, cette jolie main effilée et nerveuse, qui se lève impérieusement pour enfoncer un argument, vous donnent la sensation de l'homme. Calvin doit sans doute à sa ville natale, à sa propre famille les

1. Biographie. Né à Noyon en 1509, Jean Cauvin, fils du procureur fiscal de l'évèque, fut pourvu d'abord de deux bénéfices. Il étudia la théologie, puis le droit à Orleans avec Pierre de l'Étoile, à Bourges avec Alciat, le grec à Bourges aussi avec Wolmar. Il débuta par un commentaire latin du de Clementia de Sénèque. Après le discours de Nicolas Cop, obligé de fuir de Paris, il se réfugia, dit-on, à Angoulême. En 1534, il fut quelques mois emprisonné à Noyon. En 1535, après les premières rigueurs, il va à Bâle, où il étudie l'hébreu avec W. Capito. Il fit la Préface de la Bible d'Olivetan. En mars 1536, on achève d'imprimer son Institutio christianæ religionis, précédée de la fameuse lettre ad Franciscum regem, qui est datée du 23 août 1535. En 1536, il va à Ferrare, près de la duchesse Renée de France, revient secrètement en France, puis passe par Genève, où Farel le retient. En 1538, chassé de Genève, îl s'établit à Strasbourg, où il se marie. On le rappelle, et il ne quitte plus Genève, dont il fait vraiment le centre religieux de la Reforme française. Il meurt en 1564;

premiers germes de son indépendance religieuse; il semble qu'Olivetan surtout l'ait détaché de cette Église catholique, qui lui portait dès la première jeunesse ses dignités et ses revenus. Mais jusqu'en 1533, l'humaniste domine en lui: élève d'Alciat et de Wolmar, juriste, latiniste, helléniste, commentateur de Sénèque, il ne révèle sa vocation que par l'hérétique discours qu'il fit pour Nicolas Cop, recteur de l'Université parisienne, et qui les mit tous les deux en péril. L'année 1535, ici encore, fut décisive. Elle jeta Calvin hors du royaume, où la reine de Navarre ne pouvait plus le protéger. Mais surtout elle l'obligea, une fois retiré à Bale, à mettre par écrit la confession de sa nouvelle foi, arrêtée dans cet esprit avide de clarté : il rédigea en latin l'Institution chrétienne. Comme la royauté mettait sa justice au service du dogmatisme catholique, et par politique dénonçait les victimes comme des factieux à ses alliés protestants, Calvin se crut obligé de protester dans la fameuse lettre à François Ier. En 1544, lettre et livre furent donnés en français par l'auteur, pour l'édification du simple populaire cette traduction est un des chefs-d'œuvre du xvie siècle. Elle y fait époque.

On voit aisément dans l'Institution et dans toute la suite de

ce fut un homme de vie pure, de grand esprit, d'une sincérité absolue, qui, s'unissant à sa logique, le fit dur. Je ne crois pas qu'il y ait eu chez lui d'amour-propre, ni d'ambition, au delà de ce qu'en retiennent tous les actes humains, jusque dans le plus entier devouement à l'idée. Il fit mourir Servet, Gruet: il persécuta Castellion. Pour être juste, il faut se souvenir du temps où vivait Calvin. Si on lai dénie l'excuse qu'on accorde au zèle des catholiques, et qu'on estime la cruauté d'un Réformateur plus condamnable comme démentant ses principes, on devra considérer que Calvin n'est pas venu apporter la liberté, mais la vérité. Il haissait la tolérance comme les catholiques. Dans tous les partis, quelques âmes excellentes furent seules assez larges pour unir la foi avec la tolérance: Marguerite de Navarre chez les catholiques, chez les protestants Castellion à qui cette idée a inspiré quelques élans de charité éloquente (cf. F. Buisson, Sébastien Castellion, Hachette, 1892).

Éditions Christianæ religionis Institutio, Bâle, 1535; Strasbourg, 1539; Genève, 1559. L'Institution de la religion chrestienne (Genève,?), 1541; Genève, Jean Crespin, 1560. Opera omnia, 11 vol. in-folio, Amsterdam, 1667. Opera quæ supersunt omnia (dans le Corpus Reformatorum de G. Baum, E. Cunitz, E. Reuss), Brunswiga, 49 vol., 1863 et suiv. (t. I-II, textes de l'Inst. latine, t. III-IV, Trad. françaises). L'Inst., Paris, 1859; Genève, 1887. Lettres, p. p. J. Bonnet, Paris, 1854, 2 vol. in-8, L'excuse du noble seigneur Jacques de Bourgogne. Lemerre, 1896, in-16.

A consulter Bayle, art. Calvin. F. Bungener, Calvin, sa vie, son quere et ses écrits, 2 édit., 1863. A.-J. Baumgartner, Calvin hébraïsant et interprète de l'Ancien Testament, in-8, Paris, 1889. A. Watier, Calvin prédicateur, Genève, 1889. Thèses de la Faculté de théologie de Montauban (MM. Bez, Damagnez, A. et P. Martin, E. Sayn). A. Lefranc, la Jeunesse de Calvin, Paris, 1888. A. Sayous, Études littéraires sur les écrivains français de la Réformation. Renan, Études d'histoire religieuse. Faguet, XVIe siècle. E. Doumergue, la Jeunesse de Calvin, in-4, 1899.

1. Tout ce que je dis de l'Institution française se rapporte à la version de 1511 donnée par fragments au t. III des Euvres de Calvin dans le Corpus Ref., non à celle de 1560, reproduite seule par les éditions de Paris et de Genève. Calvin est bien

l'œuvre de Calvin, comment cette réforme française qui semble s'opposer à la Renaissance, qui du moins la contient, en sort cependant, et en est le produit. Le livre latin est admirable de correction classique et d'énergie personnelle : c'est le chef-d'œuvre d'un grand humaniste, et l'on sait que Calvin n'était pas même dénué d'érudition hébraïque. Mais surtout la méthode de l'Institution est l'expression même de l'esprit de la Renaissance, en tant qu'il se caractérise par la découverte de l'homme et par le culte de l'antiquité.

La théologie de Calvin repoussant le lourd appareil de la scolastique prend, pour la première fois 1, une base d'argumentation dans la nature, dans les faits, dans l'expérience enfin : elle étudie l'homme, elle lui applique le dogme, elle tire de son état, de ses besoins la démonstration de la religion, qui rend compte de cet état, et répond à ces besoins. Ici Calvin n'a personne devant lui; il a ouvert la voie le premier, et ce qu'il y a de solide et pénétrante psychologie dans la théologie de Pascal et de Bossuet, c'est lui qui le premier a enseigné à l'y mettre.

En second lieu, à cette recherche de la nature humaine, il unit l'étude de l'Écriture: elle est le texte qu'il lit, explique, commente, rejetant toutes les sommes et toutes les gloses dont on l'a obscurci, surchargé, étouffé. Il fait reparaître Moïse et saint Paul, comme d'autres au même temps ressaisissent Homère ou Tite-Live par delà les abrégés et les romans. Il traite son texte en philologue ou en historien. Il ne doute pas de la réalité des faits portés dans l'Écriture, non plus qu'avant le xvi° siècle on ne doutera de la réalité des faits racontés par Tite-Live : l'exégèse de Calvin repré- . sente exactement la même époque de la critique que les raisonnements de Machiavel, de Bossuet, et même de Montesquieu sur Tite-Live. On va au pur texte antique, comme au roc solide, inébranlable sur lequel on peut fonder. Par cette méthode, Calvin inaugure la controverse et l'apologétique modernes et ainsi il y a quelque chose de lui dans les Pensées et dans le Discours sur

l'auteur de la version de 1560; mais vingt ans de prédication improvisée ont donné à son style une fluidité molle et prolixe qui est bien inférieure à la rudesse de la traduction de 1541. C'est la traduction de 1541 qui fait époque, et non celle qui est donnée après les traductions d'Amyot, après tant d'écrits de Calvin lui-même, de Viret, d'Henri Estienne et d'autres réformateurs. Sur cette question, cf. G. Lanson, Revue Hist., janv.-févr. 1894.

1. Il y a avant Calvin, en latin, les Loci theologici de Mélanchthon, encore abstraits et scolastiques, le Commentarius de vera et falsa religione de Zwingle, la Sommaire briefve declaration d'aucuns lieux fort nécessaires à un chrétien de Farel: ces trois ouvrages laissent entière l'originalité de Calvin qui garde le mérite d'avoir employé une méthode rationnelle et morale. De même les traductions des divers écrits de Luther faites depuis 1525 ne sauraient diminuer l'originalité ni l'importance de la traduction de l'Institution.

l'Histoire Universelle et dans la Politique tirée de l'Écriture sainte. Mais si l'Institution sort de l'humanisme, elle opère définitivement la séparation des deux courants qui jusque-là s'étaient confondus, et se confondaient encore dans les deux premiers livres de Rabelais. Elle oppose fortement la Réforme aux libertins. Le point de contact entre eux n'est pas difficile à voir c'est la commune protestation, au nom de Dieu et de la raison qui le connait, contre l'ascétisme catholique. «< ...Celui grand bon piteux Dieu, écrivait Rabelais, lequel ne créa onques le Caresme: oui bien les salades, harengs, merlans, carpes, brochets, dars, umbrines, ablettes, rippes, etc. Item les bons vins. » Et Calvin aussi ne veut pas des jeûnes, célibat monacal, et autres contraintes de la règle catholique pour lui, comme pour Rabelais, tout cela, c'est Antiphysie. Dieu a créé les instincts et les fonctions pour l'usage : c'est égal abus de faire ce qu'il défend, et de défendre ce qu'il permet, de pervertir et d'abolir ses dons. Mais Calvin se différencie aussitôt. Et il se différencie par le sens moral. Rabelais absout la nature par la vie. Calvin la condamme par le mal. Pessimiste, parce que ce qu'il veut ne se retrouve guère dans ce qu'il voit, la foi lui rend compte de la corruption humaine et du remède : elle est lumière et règle.

En même temps, Calvin prend position contre le catholicisme : il en dissèque le dogme, il en ruine les pratiques et la discipline, il en combat surtout la doctrine de la pénitence. Il établit la justification par la foi seule, avec le serf-arbitre et la prédestination.

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Contre les libertins et contre les catholiques, c'est la même cause que Calvin défend : celle de la morale. Et par là sa réforme est bien française: le principe et la fin en sont la pratique, l'ordonnance de la vie, et non la spéculation, la poursuite de je ne sais quels résultats métaphysiques. Ce qu'il veut, c'est la bonne vie. Aux libertins il dit l'homme est mauvais; il faut réprimer la nature, et non s'y abandonner. Aux catholiques : ne comptez pas sur les indulgences, ne comptez pas sur les pratiques et les œuvres, ne comptez pas sur votre volonté humiliez-vous, tremblez, croyez. Il peut sembler qu'il y ait contradiction entre sa théologie et sa morale: n'est-ce pas la liberté qui fonde la bonne vie et rend la vertu possible? Ceux qui liront Calvin verront qu'il a opéré heureusement le passage de son dogme à sa morale. Au reste c'est l'éternelle antinomie : l'exercice de la vertu suppose l'homme libre, et les doctrines qui marquent le plus haut degré de l'effort moral dans la vie de l'humanité, stoïcisme, calvinisme, jansénisme, sont celles qui théoriquement suppriment la liberté. C'est qu'en somme elles détachent et humilient l'homme or supprimer la concupiscence, tuer l'amour-propre, toute la vertu est là. Le calvi

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