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CHAPITRE II

LE QUINZIÈME SIÈCLE

(1420-1515)

1. L'antiquité et l'Italie. Décadence générale de la littérature française; exceptions individuelles. Charles d'Orléans : esprit et gråce.

2. Brutalité et grossièreté de l'esprit du temps. Le sentiment national et l'idée de la mort. 3. Villon; sa vie; sa poésie. Sincérité de l'impression et du sentiment. Inspiration lyrique : personnelle et humaine. - 4. Commynes: sa vie; son caractère, son intelligence; les idées directrices de Commynes; sa philosophie. 5. Fin de la poésie féodale: les grands rhétoriqueurs.

Le xve siècle continue et développe les caractères du xive : épuisement, dissolution, ou monstrueuse déviation des principes vitaux du moyen âge, intermittente et comme inquiète éclosion de quelques bourgeons nouveaux, effort incomplet et encore entravé des formes futures vers la vie.

1. CHARLES D'ORLEANS.

Les premières années du règne de Charles VII appartiennent surtout au groupe des humanistes qui commencent à épeler avec un accent nouveau les auteurs tant de fois compilés et cités par le pédantisme des siècles précédents. Ne nous arrêtons pas à l'excellente Christine Pisan 1, bonne fille, bonne épouse, bonne mère, du reste

1. Biographie: Née à Venise vers 1363, fille de Thomas Pisani, astrologue de Charles V, elle fut amenée en France par son père en 1368. Elle épousa un Picard, Étienne Castel, qui la laissa veuve de bonne heure avec plusieurs enfants, Elle connut la misère sous Charles VI. Cependant elle refusa d'aller a la cour du roi anglais Henri IV, et chez le duc de Milan, Galéas Visconti. Elle mourut après 1129. Elle écrivit contre le Roman de la Rose.

Éditions le Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V, coll. des Mémoires

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un des plus authentiques bas-bleus qu'il y ait dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte, et qui pendant toute la vie que Dieu leur prête, n'ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité. Il faut l'estimer, étant Italienne, d'avoir eu le cœur français, et d'avoir rendu un dévouement sincère et désintéressé aux rois et au pays dont longtemps les bienfaits l'avaient nourrie; le cas n'est pas si fréquent. Elle y a gagné du reste d'avoir écrit dans de beaux élans d'affection émue cinq ou six strophes ou pages qui méritent de vivre 1. Cette Italienne qui sait le latin a quelque souci de la phrase, et quelque sentiment des beaux développements largement étoffés. L'effort est plus marqué et parfois plus heureux dans les œuvres d'Alain Chartier 2 dont le nom surnageant presque seul au XVIe siècle dans le naufrage de tout le passé, a usurpé longtemps une estime trop glorieuse : il n'est pas si au-dessus de son temps qu'on l'i.naginait jadis. Rien ne subsiste de ses vers sans âme, prosaïque produit de la frivolité chevaleresque, où le fond est vain sous la forme fausse. Mais sa prose française est d'un homme qui a vécu avec les anciens dans ces cadres qu'il emprunte encore un peu trop volontiers au goût du moyen âge, dans ces visions pédantesquement allégoriques où ratiocinent interminablement de sèches abstractions, le détail du style, le moule de la phrase viennent de Cicéron et de Suétone surtout Chartier imite Sénèque, et s'essaie, parfois avec bonheur, à en retrouver la brièveté nerveuse et le trait 5. Ce choix de Sénèque comme modèle de style est un des signes avantcoureurs de la Renaissance où l'on peut le moins se tromper.

de Petitot; idem, coll. Michaud et Poujoulat; le Dittié de Jeanne d'Arc, poème inséré par Quicherat dans le Procès de Jeanne d'Arc, 1841-49, 5 vol. in-8; le Livre du chemin de long étude, Berlin, in-8, 1881; Œuv. poétiq. (Soc. des Anc. textes), t. I et II, 1886-91. —A consulter : R. Thomassy, Essai sur les écrits politiques de Christine de Pisan, Paris, 1838, in-8.

1. Notamment dans le Dittié de Jeanne d'Arc et dans le Livre de la Vision.

2. Biographie: Né vers 1394, fils d'un bourgeois de Bayeux, frère cadet de Guillaume qui devint évêque de Paris, il servit Charles VI et Charles VII. Il fut chargé d'une mission en Bohême, auprès de l'empereur Sigismond, en 1423 et 1424. Il mourut après 1439.

Édition: André Duchesne, in-4, Paris, 1617. (L'Histoire de Charles VI et de Charles VII, placée en tête de cette édition, n'est pas de Chartier, mais du héraut Berry, Gilles le Bouvier.) - A consulter Delaunay, Etude sur Alain Chartier, Paris, 1876, in-8.

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3. Ou presque rien notez quelques beaux vers oratoires, dans le Livre des quatre dames, écrit après Azincourt (1415).

1. Voyez le Quadrilogue invectif et le Livre de l'Espérance.

5. Ils vivent de moy, et je meurs pour eux.

invectif). Curial.)

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(Le peuple, dans le Quadrilogue « Nous achetons autruy, et autruy nous, par flatrie et corruption. » (Le

Puis, avec une exagération qui marque mieux la nouveauté du dessein, Chartier élimine de son discours les faits, les circonstances de temps et de personnes pour se tenir dans les idées générales : il pousse l'amour du lieu commun jusqu'à la plus vague amplification. C'est une sorte de Balzac du xve siècle, mais ce Balzac, comme l'autre, fait faire à notre prose sa première rhétorique, et par ses exercices l'assouplit et l'élève. Qu'il rencontre un sentiment vrai (et il l'a eu, le même que chez tous les grands lettres du temps : le patriotisme et la pitié du peuple), alors il écrira les plus fermes et les plus nobles pages de prose qu'on ait avant La Boétie et L'Hôpital des pages qui n'ont guère plus vieilli que les meilleures du XVIe siècle.

Il était impossible que l'influence de l'Italie ne se liât pas à celle de l'antiquité c'était à vrai dire, on l'a vu, par l'Italie que s'était éveillée chez nous une intelligence nouvelle des anciens, et que de nos scolastiques se dégageaient péniblement encore des humanistes. De toutes parts, depuis le xive siècle, l'Italie pénètre chez nous. Christine de Pisan est toute Italienne de sang: une Italienne vient épouser Louis d'Orléans, et nous donne un poète. Dans ce vaet-vient de Français qui vont au delà des monts, d'Italiens qui viennent par deçà, il se produit une incessante infiltration des mœurs et de l'esprit d'une race plus raffinée, et même un renversement des rapports littéraires qui jusque-là avaient existé entre les deux pays. L'Italie commence à nous rendre ce qu'elle a reçu de nous : ses auteurs sont mis sur le pied des anciens, traduits et goûtés comme tels, Boccace après Pétrarque, et plus que lui, d'autant qu'il a de quoi charmer les courtisans avec les érudits. Dès les premières années du siècle, et peut-être plus tôt, un chevalier français attaché aux rois de Naples de la maison d'Anjou donne à sa dame en sa langue le roman de Troïlus, qu'il a tiré d'un poème de Boccace1. Le Decameron, plusieurs fois traduit, devient le bréviaire des gens de cour: et Boccace, le Pogge fournissent une partie de leur matière aux conteurs des Cent Nouvelles nouvelles, inspirent le reste.

Il n'est pas jusqu'au grand Commynes sur qui n'agisse le charme de l'Italie il n'a pas besoin de la subtilité d'outre-monts pour savoir traiter une affaire, mais, à voir de quel ton, combien longuement il décrit Venise, lui qui est si peu descriptif de nature, on peut juger de l'impression qu'il en a reçue. Il ne serait pas téméraire d'affirmer que c'est à Venise, voyant en quelle vénération la république conserve a Padoue un os de Tite-Live, qu'il a lu quelque

1. Nouvelles francaises du xive siecle, publié par Moland et d'Héricault (Bibl. clzév.), Paris, in-16, 1858.

traduction française ou italienne de l'historien romain: car on ne saurait trouver dans la Chronique de Louis XI une trace de la lecture de Tite-Live, au lieu que dans la Chronique de Charles VIII, beaucoup plus courte, la pensée de l'historien se reporte complaisamment vers les Romains et vers le peintre de leur grandeur. Mais alors nous sommes sortis décidément du moyen âge le contact décisif s'est produit.

Jusqu'à ce moment fécond, tous les germes semblaient sécher et les efforts échouer. La littérature suit sa courbe descendante, à peine de loin en loin relevée par l'accident heureux de quelque talent individuel. Tandis que la poésie chevaleresque devient chaque jour plus froide, ou plus extravagante, un homme lui donne sur son déclin une perfection fugitive et la grâce exquise des choses frèles : c'est le prince Charles d'Orléans 1, le fils de Valentine de Milan, demi-Italien de naissance, et qui, du privilège de sa race plus que par une studieuse assimilation, posséda l'art des formes sobres et charmantes. Toute sa valeur est là: il sait mesurer la phrase à l'idée, le poème au sujet. Pas de grandes machines, ni de vastes compositions quand il s'y essaie, il ennuie, mais il n'essaie pas souvent. Il a de petits fragments d'idées, de fines pointes de sentiments, une mousse légère d'esprit avec goût mot nouveau, chose nouvelle il détermine les dimensions du cadre où une telle inspiration aura toute sa valeur : rondeaux, ballades, virelais, c'est l'affaire de quelques vers, et pas plus. Ses sujets sont peu de chose la banalité de l'amour courtois, la banalité du renouveau qui chasse l'hiver. Mais il a le don du style: il renouvelle ces thèmes usés, à force de grâce imprévue, d'images fraîches; ce que tout le monde a dit depuis trois siècles, il le dit, mais comme personne. Son imagination, où fleurissent tous les lieux communs, est d'autant plus heureuse et sereine en son expansion spontanée, que le jeu n'est pas troublé chez lui par d'inquiétantes dépenses du corur ou de l'intelligence. Quelques observations morales qu'il démêle à l'aide de personnifications discrètes marquent la puissance de son esprit. Sur toutes les hautes pensées, il est muet, T'esprit immobile dans son horizon fermé le cœur est vide de sentiment profond. Dans le soupir du prisonnier qui se voudrait chez lui, en sa douce France, bien à l'aise, je ne puis reconnaitre

1. Biographie: Né en 1391, fils de Louis d'Orléans et de Valentine Visconti, il épousa Isabelle de France, veuve de Richard II. qu'il perdit en 1109, puis Bonne d'Armagnac, qui mourut en 1415. Prisonnier à Azincourt, il ne fut mis en liberté qu'en 1440. et prit une 3 femme, Marie de Clèves. Il mourut en 1165.

Éditions Champollion-Figeac, in-12. Paris, 1812; d'Héricault, chez Lemerre, 2 vol. in-16, 1874. - A consulter C. Beautils, Etude sur la vie et les poésies de Charles d'Orléans, in-8, Paris, 1861.

un accent de patriotisme. Il n'a pas plus de sentiment national que de véritable amour.

Charles d'Orléans passa la première moitié de sa vie à chanter sa dame, et la seconde à se moquer des dames. Je l'aime mieux dans ce second rôle : il est plus sincère. Quand il eut cinquante ans et qu'il eut passé l'âge d'être décemment amoureux, il jeta le masque, et s'en donna de persifler les amoureux. Il s'établit vers la cinquantaine, alors que délivré de sa longue prison, sans grand souci des affaires publiques ni même de ses prétentions princières, il vivait grassement, oiseusement, aux bords de la Loire, dans son aimable Blois, au milieu de sa petite cour de gentilshommes lettrés et de poètes quémandeurs, il s'établit pour le reste de ses jours dans son personnage d'homme du monde aimable et désabusé raillant l'amour et les dames, et les jeunes gens qui s'y donnent sérieusement, chansonnant amis et indifférents, avec une malice qui n'appuie pas, et pique sans blesser, jouissant de la vie sans illusion, et prêt à la mort, ne souhaitant plus qu'en « hiver du feu, du feu, et en été boire, boire », avec cela bonne compagnie et gais propos, de tout le reste du monde ne s'en souciant pas, et ne lui demandant pas plus qu'il ne lui donne enfin, le plus gracieux des égoïstes et des épicuriens, qui même devança peut-être les hardiesses païennes du siècle suivant, si l'on s'arrête à cette inquiétante forme de serment qui lui échappe :

Par mon âme, s'il en fut en moi.

Ce dernier trait, à peine indiqué, achève la figure.

2. SENTIMENT NATIONAL ET IDÉE DE LA MORT.

Tel qu'il est, Charles d'Orléans est d'un type si complet et si pur, qu'il est unique en son temps. Partout ailleurs, l'art est plus indécis, l'esprit plus lourd, l'immoralité plus épaisse. L'esprit chevaleresque et l'esprit bourgeois, si opposés en leurs formes, se réconcilient dans l'obscénité, et dans la brutalité cynique du scepticisme moral. On peut en juger par les Cent Nouvelles nouvelles, faites pour la cour de Bourgogne 1.

L'humeur individuelle diversifie les tons: Antoine de la Salle, dans son Jehan de Saintré, bafoue la chevalerie, sous ombre de l'exalter, avec une délicieuse et impitoyable légèreté d'ironie. Ses

1. Et très probablement pour Philippe le Bon, non pour le dauphin Louis.

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