Page images
PDF
EPUB

SECONDE PARTIE

DU MOYEN AGE

A LA RENAISSANCE

LIVRE I

DÉCOMPOSITION DU MOYEN AGE

CHAPITRE I

LE QUATORZIÈME SIÈCLE

(1328-1420)

:

1. Décadence de la féodalité et de l'Église desséchement des formes poétiques du moyen age. Faiblesse et artifice de la poésie. — 2. Froissart. Indifference morale. Intelligence médiocre. Peintre d'éclatantes mascarades et d'aventures singulières. 3. Ecrivains bourgeois et clercs: Eustache Deschamps. Renaissance avortée : les traducteurs sous Jean II et Charles V. - 4. L'éloquence : son caractère ecclésiastique. La prédication en langue vulgaire. Ger

son.

1. CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES XIV ET XVe SIÈCLES.

L'avènement des Valois (1328) marque véritablement la fin du moyen âge. Le xive et le xve siècle forment entre le moyen âge et la Renaissance une longue époque de transition, pendant laquelle tout l'édifice intellectuel et social du moyen âge tombe lentement, tristement en ruines, mais pendant laquelle aussi pointent, de ci

de là, les germes épars encore et chétifs de ce renouvellement universel qui sera la Renaissance. Plus on va, plus la décomposition s'avance et s'étale aux yeux les moins clairvoyants; la façade, qui longtemps se maintient, ne cache plus l'effondrement interne; mais plus aussi l'avenir mêle ses lueurs aux reflets du passé : et cependant rien ne se fonde, et le xve siècle se clôt, en laissant l'impression d'un monde qui finit, d'un avortement irrémédiable et désastreux 1.

:

L'âme du monde féodal se dissout : les principes qui faisaient sa force, se dessèchent ou se corrompent. Il semble que leur fécondité soit épuisée, sauf pour le mal. La noblesse féodale fournira des mérites, des dévouements individuels : mais, à la prendre en corps, son rôle bienfaisant est fini; elle fait décidément banqueroute à l'intérêt public; elle devient l'obstacle, l'ennemie, et réunit contre elle la bourgeoisie et le roi, rendant dès lors inévitables ces deux étapes du développement national: la monarchie absolue et la Révolution. Elle n'a plus de Rolands ni même de Lancelots à force d'élever, de raffiner l'idéal chevaleresque, elle l'a résolu en un héroïsme de parade, pompeux et vide. Sous prétexte d'épurer le sentiment de l'honneur, on l'a séparé de tous ses effets pratiques; on a exclu la considération grossière et avilissante de l'utilité. Mais, le service du roi, de la France, n'étant plus la fin de la bravoure, la prouesse n'ayant d'autre objet qu'elle-même, d'abord toutes les folies de Crécy, de Poitiers, de Nicopolis, d'Azincourt, en ont résulté, et la chevalerie s'est révélée, non plus seulement inutile, mais funeste.

Puis comme cet héroïsme à vide n'est pas compatible avec la réelle humanité, voici comment le roman s'est transcrit dans la vie derrière la façade théâtrale des vertus chevaleresques, toute la brutalité de l'égoïsme individuel se donne cours. Belles paroles, riches habits, fêtes somptueuses, effrénées largesses, folles aventures, grandes démonstrations d'honneur, de générosité, de loyauté : voilà le dehors, le masque. Le dedans, c'est vanité, cupidité, sensualité, scepticisme moral et absolu égoïsme. La guerre est pour les seigneurs un moyen de gagner, et le seul : de la cette fureur de combats, ces éclatantes prouesses, mais aussi cet apre rançonnement des prisonniers, ce dur pillage des provinces. Et de là, quand manque l'ennemi national, la fièvre des lointaines aventures, ou les ligues contre le roi, pour le bien public: entendez, comme on l'a dit, que le bien public est le prétexte et la proie. Le lien féodal, bien relâché, n'oblige ni n'em

1 A consulter : V. Le Clerc et E. Renar, Histoire littéraire de la France au XIV siècle, 2 vol. in-8, 2° édit., Paris, 1865.

pêche plus guère la loyauté subtile du chevalier sait se dérober fièrement, avec de belles attitudes et une noble piaffe. Au fond, parmi tous ces chevaliers, il n'y a guère que des routiers; il n'y a que les paroles et les manières qui fassent une différence. Voilà comment la féodalité se présente dans Froissart. Voilà comment, tandis que de plus en plus les rois se feront bourgeois, elle s'étalera dans les dernières grandes cours provinciales, notamment chez ces ducs de Bourgogne, où elle sera, plus que nulle part ailleurs, extravagante de vanité, d'insolence, de faste, et désolante d'intime et essentielle grossièreté.

L'autre principe vital du moyen âge, la foi, ne subit pas de moindres atteintes. Sans doute le christianisme, si actif et si fécond mème de nos jours, n'est pas épuisé au xiv° siècle : la foi est aussi ardente que jamais. Mais l'Eglise, avec ses institutions et sa hiérarchie, semble prendre à tâche de tromper, de désespérer ses croyants. Les désordres scandaleux du schisme, les indignes querelles des antipapes, les ambitions, les passions, les mœurs, le luxe des cardinaux et des évêques, le marchandage effréné des dignités ecclésiastiques, la politique et les intérêts personnels se jouant de la religion, la déviation du grand mouvement chrétien qui avait créé les ordres mendiants, les richesses insolentes, l'esprit dominateur et intrigant de ces humbles moines, tout cela n'empêchait pas de croire, mais tout cela détachait de la forme actuelle de l'Église, tout cela rendait la simple obéissance, la docilité confiante à l'Église de plus en plus impossibles : et la foi des peuples se tournait en explosions indisciplinées de zèle individuel, en sombres exaltations où peu à peu se précisait l'idée que l'Église perdait la religion du Christ, et que les gens d'Eglise perdaient l'Eglise. On s'habituait à suivre la pensée de son esprit, le sentiment de son cœur, sans attendre une règle, une direction de l'autorité ecclésiastique, haïe, méprisée ou suspecte en ses repré

sentants.

La royauté recueille la puissance qui échappe des mains de la féodalité et de l'Église. Elle transforme insensiblement sa suzeraineté en souveraineté; elle se fortifie et contre les entreprises des seigneurs et contre l'ingérence des papes : elle prétend être la maîtresse chez elle, et commander seule à tous, laïcs ou clercs. L'Eglise de France est son Église, qui ne devra obéir au chef spirituel de Rome qu'autorisée et contrôlée par le chef temporel de Paris. La force du roi, c'est d'incarner pour le peuple l'unité de la conscience nationale, de représenter pour les lettres la doctrine romaine de l'État souverain. On le sent protecteur et on le veut maître. Et la royauté, sauf d'intermittents accès de frénésie chevaleresque, voit où elle va, ce qu'elle peut, par qui elle dure et

gagne elle devient bourgeoise et savante; elle utilise les forces encore neuves que contiennent et l'âme du tiers état et la science des docteurs. De là ces petites gens qui entourent Philippe le Bel, Charles V et, tant qu'il a sens et vouloir, Charles VI: de là ces légistes, ces secrétaires, ces conseillers, ces «<<marmousets »>, petites gens aux noms vulgaires, qui travaillent de l'esprit, non du bras, et mettent au service de la royauté, du public, de l'État, la droiture du sens populaire ou les ressources de la culture scolastique.

C'était déjà quelqu'un au temps de saint Louis qu'un bourgeois de Paris et jusque sur la flotte des croisés, en Égypte, en Syrie, ce titre se faisait respecter. La bourgeoisie, à travers les malheurs et les désordres du xive siècle, ne cessera de croître et même déchue des espérances qu'elle aura pu concevoir un moment de dominer la royauté ou de s'en passer, elle restera puissante et considérée dans sa docilité soumise. Deux ouvrages d'éducation, écrits à vingt ans de distance, le livre que le chevalier de la Tour Landry adressait à ses filles (1372) et le Ménagier de Paris, qu'un bourgeois déjà mûr dédiait à sa jeune femme (1392), nous font mesurer la différence des deux classes, la frivolité, l'ignorance, l'amoindrissement du sens moral chez l'excellent et bien intentionné seigneur : chez le bourgeois, le sérieux de l'esprit, la dignité des mœurs, la réflexion déjà mûre, la culture déjà développée, entìn la gravité tendre des affections domestiques, l'élargissement de l'àme au delà de l'égoïsme personnel et familial par la justice et la pitié.

La science est encore le dépôt et le privilège de l'Université et l'Université est encore ecclésiastique. La théologie est encore la maitresse science, et la logique la maîtresse forme de la science. Mais cette armée innombrable et tumultueuse des écoliers, 30 000, dit-on, au xive siècle pour Paris seulement, cette armée se recrute en majeure partie dans la bourgeoisie, dans les couches profondes du peuple. L'Eglise ne peut consommer, placer, régir tout ce qu'elle a formé. Des écoles essaime chaque année un plus grand nombre d'intelligences fortes, hardies, disposées à se mouvoir librement, à user spontanément, sans contrôle de l'Église, de ce savoir et de cette méthode dont elles sont armées. De l'abus même de l'instrument logique, une certaine liberté de pensée naltra, et les opinions individuelles livreront leurs premières batailles sous l'épaisse armure du syllogisme. Dans le triomphe de la théologie, le droit a survécu et grandit sans cesse en face des théologiens de Paris, les décrétistes d'Orléans s'élèvent, serviteurs zélés et redoutables du pouvoir royal. Sous la scolastique écrasante, T'humanisme va se réveiller, précisément au XIVe siècle. Enfin les passions populaires pénétreront ce corps où circule le sang du

peuple, et contribueront à donner aux études une orientation, à la pensée une forme que l'Église n'a pas souhaitées. Si bien qu'en cet âge de trouble et de misère, l'Université, sous son vêtement ecclésiastique, sous les privilèges de ses clercs et de ses docteurs, abritera la raison indépendante, pour lui permettre d'atteindre le temps où elle pourra jeter bas la défroque scolastique et se risquer hors de la rue du Fouarre ou du Clos-Bruneau.

Le xive et le xve siècle sont tristes. Les ruines apparaissent, et les germes sont cachés, surtout pour les contemporains. L'abandon, les défaillances des classes d'où l'on était habitué de recevoir une direction, le spectacle et les exemples de leur dégradation, répandent partout un matérialisme cynique, un scepticisme désolant, le culte de la force, de la ruse plus que de la force, du succès plus que de tout. Il semble que la moralité sombre, et si l'honnêteté bourgeoise, si la philosophie chrétienne ou antique la maintiennent encore dans quelques parties du xive siècle, le siècle suivant touchera le fond du nihilisme moral.

Pour hater la décomposition de la société et de l'âme féodales, la peste noire, qui en 1348 enlève au monde connu le tiers de ses habitants, la guerre de Cent Ans, guerre étrangère, guerre civile, crises aiguës des invasions, ravages endémiques des routiers: tous les fléaux, toutes les souffrances oppressent les âmes, mais en somme les délivrent avec douleur, les arrachent à leurs respects, à leurs habitudes, à leur forme d'autrefois, remettent tout violemment dans l'indétermination, qui seule rendra possible une détermination nouvelle.

La littérature suit la destinée de la nation et l'évolution des idées. Elle se dissout ou se dessèche; l'âme et la sève s'en retirent. Ce n'est que bois mort ou végétation stérile. En dépit de quelques noms éclatants, de quelques curieuses ou grandes œuvres, le xive siècle et le xve font un trou entre les richesses du moyen âge et les splendeurs de la Renaissance. Ni les hommes ni les œuvres ne manquent : mais, si la matière est riche pour l'historien ou pour le philologue, elle est pauvre pour le critique, qui s'arrête seulement aux œuvres littéraires, c'est-à-dire aux idées, sentiments, expériences, rêves que l'art a revêtus d'éternité. Rien n'est moins éternel que la littérature du xive siècle, tantôt expression de sentiments épuisés ou factices, tantôt forme vide et laborieux assemblage de signes sans signification, où rien n'est réel, solide et viable, pas même la langue car ce n'est pas encore la langue moderne, et ce n'est plus la langue du moyen âge.

Le siècle, évidemment, n'est pas poétique. L'âge de l'inspiration épique, et même chevaleresque est passé. Le triste produit du

« PreviousContinue »