Page images
PDF
EPUB

Jusqu'en 1870 il ne cessa de prophétiser sans être cru. Après le désastre, il lui suffit de s'attacher à sa place, pour réduire à l'impuissance les minorités monarchiques; il lui suffit de rester le président de la République, pour fonder la république quand il se retira (le 24 mai 1873), il était trop tard, l'heure d'une restauration avait passé. Dans ce rôle encore, il fut admirable de souplesse, de netteté d'esprit, d'éloquence dans toutes les occasions qu'il eut de parler ou d'écrire.

Jules Favre, Lyonnais, républicain dès 1830, avocat des procès politiques de la monarchie de Juillet, démocrate un peu incohérent dans la seconde République, défenseur d'Orsini, rentra au Corps légistatif en 1858. Orateur ardent, parlant une belle langue, étoffée, ample, ferme, correcte, il fut le chef de l'opposition. La déconsidération profonde que la lointaine expédition du Mexique jeta sur le gouvernement, est due en grande partie à l'éloquence passionnée de Jules Favre, qui pendant quatre sessions ne laissa passer aucune faute, aucun scandale de cette malheureuse entreprise. Chrétien, mystique, sentimental, il laissait parfois déborder dans son éloquence des effusions un peu troubles; il n'évitait pas toujours la déclamation ni le pathos, lorsqu'il se laissait aller à son émotion. Ce grand orateur fut dix ans dans le Parlement de la troisième République, sans éclat, sans crédit, sans récompense. Un procès politique fit connaître Gambetta3 tout à la fin de l'Empire; c'était un fougueux Méridional, à la parole éclatante et large, très avisé, très intelligent, très maître de sa volonté, capable de voir plus haut que les intérêts et les haines de parti: un véritable homme d'État. Je laisse son grand rôle dans la guerre de 1870: l'orateur seul nous appartient. Il disciplina le parti républicain, en calma les impatiences, lui imposa la confiance en M. Thiers. Il classait les problèmes, les réformes, marquant toujours un but principal, mais ne fixant jamais de terme où l'on n'aurait plus rien à faire il voulait que le progrès de la démocratie se fit par un mouvement régulier et continu. Sa hauteur d'esprit et son patriotisme lui représentaient l'union morale des Français comme

1. Biographie: Jules Favre appartint au barreau de Lyon de 1831 à 1836. De 1818 à 1851, il vota tantôt avec la droite, tantôt avec la gauche. Député de Paris en 1858, de Lyon en 1863 (élu aussi à Paris), de Paris en 1869. Membre du gouvernement de la Défense Nationale en 1870. Il meurt en 1880, sénateur. Éditions: Discours parlementaires, 4 vol. in-8, 1881; Plaidoyers politiques et judiciaires, in-8, 1882, Plon et Cie.

2. Italien, qui avait jeté une bombe sous la voiture de l'empereur.

:

3. Biographie Léon Gambetta (1838-1882), de Cahors, plaide en 1868 pour Delescluze; élu député en 1869 à Paris et à Marseille. Membre du gouvernement de la Défense Nationale en 1870, chef de la délégation de Tours. Président du conseil en 1881. Édition : Discours et plaidoyers politiques, Charpentier, 11 vol. in-8, 1881-85.

un objet désirable; déposant les rancunes après la victoire de ses principes, il ne voulait pas retenir indéfiniment les mots d'ordre et les moyens de combat qu'imposaient les nécessités provisoires de la politique. Mais c'étaient là de trop grandes vues. On ne le laissa pas gouverner; et quand il fut mort, on revint peu à peu aux idées pour lesquelles on avait renversé son ministère. Quel malheur qu'avec cette éloquence puissante, cette pensée forte et généreuse, Gambetta parle une mauvaise langue, trouble, incorrecte, abondante en jargon! On souffre dès aujourd'hui à le lire; et pourtant, si médiocre que soit la forme, le mouvement y est encore, parfois la flamme.

Dans ces dix dernières années semble s'être achevée une évolution de l'éloquence politique, dont le commencement remonte presque aux débuts du régime parlementaire. Ce qui maintient et produit la grande, la retentissante éloquence, ce sont les luttes de principes, les questions universelles à mesure que les intérêts deviennent plus nombreux et plus pressants, l'orateur est sollicité à devenir un homme d'affaires, capable surtout d'exposer clairement, de discuter précisément, sans bruyants éclats, sans gestes violents, qui troublent l'intelligence et distraient l'attention. En même temps, le goût littéraire évoluait en tout vers la simplicité 1, vers la familiarité, parfois même le débraillé : la causerie sansfaçon s'est introduite à la tribune; insensiblement les magnifiques rhéteurs se sont démodés, ont paru un peu ridicules. L'éloquence a semblé devenir une chose d'un autre âge. Je me demande, toutefois, si elle n'aura pas sa revanche, et bientôt : depuis une quinzaine d'années, on s'est battu plutôt pour des intérêts que pour des principes; mais voici que, de nouveau, deux conceptions générales de l'ordre social sont en présence. Il y a là une abondante matière de grande éloquence, si les hommes se rencontrent: et quelques expériences récentes nous invitent à douter que, chez nous, le dégoût du développement oratoire soit profond et défi

nitif.

3. ORATEURS UNIVERSITAIRES ET CONFÉRENCIERS LITTÉRAIRES.

J'ai parlé précédemment, pour n'y pas revenir, de l'éloquence religieuse l'orientation nouvelle de l'Église, dans notre société, n'a pas encore eu le temps de donner des résultats littéraires, que peut-être elle donnera bientôt.

1. Entendez le dédain des ornements: mais cette simplicité moins parée est souvent plus compliquée.

L'éloquence judiciaire, comme toujours, se subordonne à l'éloquence parlementaire. Les grands avocats sont d'ordinaire les meneurs des Chambres; les grands procès sont des affaires politiques. Au reste, l'éloquence du barreau échappe de plus en plus à la littérature: elle se place ou bien hors de l'art, par la controverse juridique, ou au-dessous de l'art, par les gros effets.

Reste l'éloquence d'enseignement. La période qui nous occupe n'a pas l'éclat de la précédente. L'esprit scientifique, ici encore, est victorieux, aux dépens du talent oratoire : le dédain de l'éloquence est sensible chez Taine et Renan; celui-ci même donne un sens défavorable aux mots littérateur et littérature. La mode n'est plus aux amples expositions qui émerveillent un auditoire nombreux, peut-être incompétent. Après l'inertie que l'Empire a favorisée, l'activité, le travail reprennent, mais les maîtres s'enferment dans leurs laboratoires avec quelques élèves. La tradition des cours publics est reprise avec éclat par Caro 2; elle paraît si lointaine, que son succès étonne, scandalise, et permet de le couvrir de ridicule.

C'était pourtant un homme de réelle valeur, instruit, intelligent, d'une rare probité intellectuelle, plus apte à expliquer les systèmes qu'à les réfuter, et ne dissimulant rien des doctrines qu'il ne réussissait pas à détruire : il avait la parole un peu trop ronde et fleurie, élégante et chaude. Ses dons d'orateur lui firent la réputation de ne point penser.

Dans ces dernières années 3, un orateur puissant s'est révélé en M. Brunetière, dont la sévère méthode, le rigoureux enchaînement de doctrine ont fortement saisi le public: sans nulle concession à la frivolité des auditeurs, il les gagne par l'ardente conviction que son action, sa voix, toute sa personne dégagent.

A l'éloquence universitaire doit s'annexer une autre forme de la parole publique qui s'est développée surtout depuis vingt-cinq ans. Je veux parler de la conférence. Littéraires, politiques, économiques, scientifiques, anecdotiques, humoristiques, quelles conférences n'a-t-on pas eues depuis 1870? Tout le monde s'y est mis : avocats, professeurs, députés, comédiens, femmes. Et chaque conférencier y a porté la distinction ou la médiocrité qui lui appartenait dans l'exercice de ses fonctions ordinaires. Je ne vois

1. Jules Favre (procès d'Orsini); Gambetta (procès de Delescluze); avec eux, Dufaure.

2. E.-M. Caro (1826-1887), professeur à la Faculté des Lettres de Paris en 1864. Édition (Euvres, Hachette, 17 vol. in-16 (Etudes morales sur le temps présent, 2 vol.; l'Idée de Dieu et ses nouveaux critiques, 1 vol.; le Pessimisme au XIX® s., 1 vol.; le Matérialisme et la science, 1 vol.; M. Littré et le positivisme, 1 vol., etc.). 3. Depuis 1891.

qu'un homme à signaler, qui vraiment a fait de la conférence autre chose qu'un discours ou une lecture, et s'y est créé une forme originale de parole. C'est M. Sarcey 1. Comment définir ses conférences? Est-ce de l'éloquence? est-ce du théâtre? Je ne sais trop. Ne pourrait-on pas dire qu'il a inventé une variété de monologue, le monologue à sujet littéraire, joué par l'auteur? Il est certain que ni les idées — et il y en a beaucoup - ni l'esprit — et il y en a plus encore ni tous les dons du critique, de l'écrivain, de l'orateur même, ne suffisent à expliquer le plaisir complexe et complet que donne, à la foule comme aux délicats, M. Sarcey mettant en scène les idées de M. Sarcey sur Corneille ou sur Racine.

1. Francisque Sarcey (1828-1899), sorti de l'École Normale en 1851, professeur de 1851 a 1858, puis journaliste, chargé de la critique dramatique au Temps depuis 1867. se fit remarquer par ses conférences dès les dernières années de l'Empire. tions: Souvenirs de jeunesse, in-16, 1884; Comment je devins conférencier, in-16; Quarante ans de théâtre, t. I, 1900 (série complète en 7 volumes).

CHAPITRE II

LA CRITIQUE

Vinet, Schérer.

[ocr errors]

1. Sainte-Beuve; la critique biographique L'histoire naturelle des esprits. Réalisme psychologique des Lundis et de l'Histoire de Port-Royal. — 2. Taine; la psychologie scientifique. Influence de sa doctrine. Déterminisme littéraire la race, le milieu, le moment. Principes de l'imitation artistique de la nature; principes de la classification des œuvres. Caractères généraux de l'œuvre de Taine. - 3. Fromentin la critique d'art fondée sur le métier; définition mais non détermination de l'individualité.

La critique, dans la seconde moitié du xixe siècle, a exercé une très forte action sur la création littéraire. C'est qu'elle n'offrait plus aux écrivains un idéal absolu, un « canon » de beauté, sur lequel ils devaient << patronner » leurs œuvres : elle était comme le canal qui amenait en leur conscience les résultats, les hypothèses ou les méthodes de l'histoire, de la philosophie, de la science. La direction de l'esprit public n'appartenait plus à la littérature, qui demandait à la critique les moyens de se mettre en harmonie avec les besoins nouveaux des intelligences.

La première partie du siècle appartient à Villemain 1, qui met à l'épreuve les idées de Mme de Staël, et aux théoriciens du romantisme, qui, plus ou moins confusément, expliquent ou justifient la révolution accomplie dans les œuvres. Le plus avisé, le plus fin de ces apologistes fut Sainte-Beuve, qui, comme je l'ai dit plus haut, joua aux classiques le bon tour de leur escamoter la poésie du XVIe siècle qu'ils avaient eu le tort d'oublier, pour la donner aux romantiques désireux de se créer une tradition et des ancêtres. C'est Sainte-Beuve que nous retrouvons, d'abord,

1. Cf. p. 914.

« PreviousContinue »