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annalistes et des historiographes. Michelet eut une grande joie en 1831 il fut nommé chef de la section historique aux Archives nationales; c'était, pour ainsi dire, tout le dépôt de notre histoire nationale qu'on lui confiait : il avait désormais sous la main, à sa discrétion, dans cette masse de documents, le dossier authentique, inconnu, de la vieille France. Il en tira parti avec une allégresse, une activité, une intelligence admirables.

Les vues systématiques et politiques, qui menaient Guizot ou Thierry à forcer le sens des faits, étaient étrangères à Michelet. Il n'était pas bourgeois ; il était peuple et poète. Il aborda son travail d'historien dans un élan d'amour pour les masses anonymes dans lesquelles la France avait successivement vécu, et par qui elle s'était faite. Il avait « le don des larmes », une âme frémissante, qui partout aimait, partout sentait, partout mettait la vie. A cette sensibilité extrême il unissait tous les plus rares dons de l'artiste la puissance d'évocation, l'imagination « visionnaire », qui obéissait à toutes les suggestions d'une sympathie effrénée, l'expression intense et solide, qui fixait le caractère en dégageant la beauté. Ce style de Michelet, àpre, saccadé, violent, ou bien délicat, pénétrant, tendre, en fait un des deux ou trois écrivains supérieurs de notre siècle.

Michelet a cru s'éloigner des romantiques autant que des doctrinaires. En réalité, son histoire est un chef-d'œuvre de l'art romantique. Depuis l'invasion barbare jusqu'à la révolution française, il nous donne moins l'histoire objective, impersonnelle, scientifique de la France, que les émotions de Jules Michelet lisant les documents originaux qui peuvent servir à écrire cette histoire : on entend ses cris de joie, de douleur, d'amour, de haine, d'espérance, de dégoût, tandis que les pièces qu'il dépouille font passer sous ses yeux les passions, les désirs, les actes de nos ancêtres. Nous lisons notre histoire dans l'âme lyrique de Michelet, ce sont les réactions subjectives du narrateur qui nous livrent la réalité objective des faits.

Selon les sujets et les époques, cette méthode personnelle a eu plus ou moins d'inconvénients ou d'avantages. Les inconvénients sont presque nuls, et les avantages immenses, quand Michelet écrit son moyen âge (1833-1843). Il s'abandonne, avec une joie d'artiste, comme il l'a dit, à l'impression des documents qu'il est le premier à consulter: il atteint à la vérité par la force de sa sympathie; il a voulu « retrouver cette idée que le moyen âge eut de lui, refaire son élan, son désir, son âme, avant de le juger »;

1. Les doctrinaires aiment l'Angleterre Michelet la hait. Il adore l'Allemagne une Allemagne idéaliste, poétique, sentimentale, métaphysicienne et religieuse.

il se fait à lui-même une âme du moyen âge de sorte que les obscurs instincts des masses populaires deviennent, dans sa conscience d'érudit, une claire notion du rôle de l'Église et du rôle de la royauté.

Il n'avait pas grand effort à faire pour comprendre la puissance du christianisme au moyen âge. Il ne croyait pas; il n'était pas soumis à l'Église. Mais il avait l'âme toute religieuse, mystique même. En lisant l'Imitation, tout enfant il avait « senti Dieu » : il resta toute sa vie un inspiré, et les livres qui parlèrent le plus à son cœur furent toujours les livres des voyants et des prophètes, l'Imitation, la Bible, les Mémoires de Luther; même il sera tendre à Mme Guyon. Il avait le sens des symboles, et la grandeur poétique, la plénitude morale du symbolisme chrétien l'ont saisi : à mesure que la religion du moyen åge se matérialisera, se desséchera, il pleurera cette grande ruine; il cherchera de tous côtés les illuminés, les indépendants, les révoltés, qui ont gardé la vue de l'Idée et le contact de Dieu : il mettra en eux son amour et sa joie. Il sera toujours avec les plus effrénés chrétiens.

Michelet eut la faiblesse de se repentir d'avoir rendu justice au catholicisme. Il a traité de mirage, d'illusion poétique son tableau du moyen âge. Il a essayé d'y mettre après coup tout le contraire de ce qu'il y avait mis d'abord, il a voulu rattraper, il a rétracté ses jugements 1. Son livre se défend contre lui, et ne se laisse ni diffamer ni travestir. Heureusement un scrupule d'artiste a empêché Michelet de retoucher ses premiers volumes, pour les imprégner de ses nouvelles idées.

La même année 1843, où il termine son moyen âge, Michelet publie avec Quinet son livre des Jésuites. C'est fini de sa sereine activité de savant. Les passions contemporaines l'ont saisi : l'historien se surcharge d'un démocrate forcené, qui a les prètres et les rois en abomination. Michelet, désormais, se voue à la prédication démocratique; et pour commencer, laissant là l'histoire de l'ancienne France, il court à la Révolution. Il en fait la légende plutôt que l'histoire, malgré ses très sérieuses recherches maudissant, invectivant, embrassant, bénissant, dressant au-dessus de tous ses ennemis, amis et serviteurs, la sainte figure du peuple, du peuple idéal, terrible, fécond et généreux comme la Nature, toujours grand et toujours pur, quoi qu'il fasse.

Lorsqu'il reviendra de là au XVIe siècle, Michelet se posera devant les rois, les prêtres et les nobles comme un justicier : Qu'avez-vous fait du peuple? Qu'avez-vous fait pour le peuple? A chaque individu, à chaque époque, il posera la terrible question,

1. Préface de 1869, et Introduction à la Renaissance.

ayant déjà prononcé la sentence. Il lira dans les textes tout ce qu'il voudra, avec une subtilité féroce d'inquisiteur; il n'y aura bassesse, ou crime, qu'il ne prête à ceux qu'il n'aime pas. Il exprimera aussi des faits tout ce qu'il voudra, par le plus outré, le plus intempérant symbolisme qu'on puisse voir. Son imagination dominée par sa foi et ses haines devient une machine à déformer toute réalité. Son histoire, dès lors, débordant de diffamations et de calomnies fantaisistes, tournant à l'hallucination délirante, nous donne à chaque instant l'impression d'être du même ordre que la Légende des siècles ou les Châtiments.

Cependant Michelet écrira encore d'admirables pages, toutes pleines d'idées profondes et suggestives, sur la Renaissance, sur la Réforme, sur les guerres de religion: il nous donnera en tableaux merveilleux une vision précise, colorée du xvI° siècle. Puis les défauts, l'injustice, la folie iront en s'accusant 1, jusqu'à ce que Michelet regagne la Révolution : çà et là, le penseur et le poète, l'historien de génie se retrouvent. Malgré tout, d'un bout à l'autre, l'œuvre est étrangement vivante. On a beau se défier, se défendre : cette passion brûlante vous prend.

Michelet restera surtout comme l'historien du moyen âge : c'est là la partie vraiment éternelle de son œuvre, où s'équilibrent l'érudition et l'imagination, où la sensibilité vibrante devient un instrument d'exactitude scientifique. C'est là qu'il a touché le but qu'il avait fixé à l'histoire : la résurrection intégrale du passé. Dans cette partie, il n'y a rien peut-être de plus beau que le tableau du xive et du xve siècle. Michelet assiste, avec une pitié immense, à la naissance du sentiment de la patrie dans l'âme obscure des masses populaires, pendant l'horrible guerre de Cent Ans; il voit éclore ce sentiment dans la dévotion chrétienne et monarchique, il le voit s'incarner dans la douce voyante qui sauve la France, dans Jeanne d'Arc; et jamais la pieuse fille n'a été mieux comprise que par ce féroce anticlérical. Les pages qu'il lui consacre, où il analyse les causes de tout ordre qui ont produit et fait réussir la mission de Jeanne d'Arc, peuvent être étudiées comme contenant tout le génie de Michelet.

Dans la dernière période de sa vie, Michelet, chassé du Collège de France, chassé de ses chères Archives, pour refus de serment après le coup d'État de 1851, se retire aux environs de Paris, puis près de Nantes, puis, pour sa santé, près de Gênes. Là, son âme de poète, plus tendre, plus enthousiaste, plus juvénile

1. Importance donnée à la santé de François 1er, de Louis XIV, pour l'explication de la politique française; interprétation du sens historique des œuvres littéraires du XVIIe siècle (l'Amphitryon par exemple), etc.

que jamais, s'ouvre à la grande et divine nature, qui toujours, du reste, avait été la religion de son intelligence, la joie de ses sens. Il fixe ses impressions, ses visions, ses frissons, ses suggestions dans des livres étranges, difficiles à classer, souvent délicieux, l'Oiseau, l'Insecte, la Montagne, la Mer : le lyrisme y déborde, mais un lyrisme nourri de fortes idées, pénétré de science solide. On comprendrait moins bien le génie historique de Michelet, si l'on n'avait vu dans ces ouvrages à quel point la poésie de son style et ce don d'évocation qui rend ses récits si vivants résultent d'une communion d'âme avec toutes les manifestations de la vie. Les descriptions qu'ils renferment, paysages, ou phénomènes naturels, ou bien actes des êtres vivants, nous aident aussi à reconnaître la singulière acuité de sa vision : son œil reçoit l'impression des plus fines modifications de la nature sensible, et sa mémoire les rend en leur fraîcheur première.

La nature, si dure et si immorale au sentiment de beaucoup de nos contemporains, est pour Michelet une inépuisable source de joie, de force et de foi il y renouvelle sa vie morale. Spiritualisée par lui, elle est la grande consolatrice de son âme délicate; il s'y plonge, et il revient à l'humanité, avec un espoir plus fort, une pitié plus large.

Il mêle parfois à ses enseignements une indiscrète physiologie, une politique ou une philosophie d'apocalypse; il exagère jusqu'a la dureté les reliefs de son style. Mais il rachète tous ses défauts par l'ardente virilité, par la générosité foncière des prédications dont il essaie de fortifier les générations nouvelles. A force de vibrante et candide sincérité, il est un des rares laïcs à qui il ait été donné de catéchiser sans ridicule.

On a publié depuis sa mort quelques carnets de notes de voyage, où les belles descriptions, les fortes émotions ne manquent pas : on sait ce que Michelet peut en ce genre. Mais que d'idées! et quelle rare, large, vive intelligence avait ce romantique enragé! quelle abondance aussi de remarques prises sur le vif, saisissantes de justesse! et comme il apparaît que cet éperdu visionnaire avait le sens de l'observation, le discernement instantané des réalités suggestives!

Michelet est un des écrivains de notre siècle qui me semblent destinés à grandir dans l'avenir, quand dans son œuvre trop riche on aura fait une part à l'oubli, à la mort le reste, et un reste considérable, une fois allégé, n'en montera que plus haut.

LIVRE III

LE NATURALISME

1850-1890

CHAPITRE I

PUBLICISTES ET ORATEURS

1. Le mouvement des idées sous le second Empire. Esprit scientifique. Progrès industriel. Luttes politiques. 2. Publicistes et journalistes: Veuillot, Paradol, About. 3. Orateurs politiques : Thiers, Jules Favre, Gambetta. Évolution de l'éloquence politique. -4. Eloquence universitaire Caro, M. Brunetière. La conférence : M. Sarcey.

L'essor du naturalisme est le grand fait littéraire qui domine la seconde moitié du XIXe siècle 1. Ce mouvement de réaction contre le romantisme, malgré l'incompatibilité théorique des formules d'art, fut en fait un effort souvent impuissant pour échapper au romantisme, qui contenait en sa vaste confusion tous les éléments dont la nouvelle école allait s'emparer pour le détruire et le nier elle eut beau faire, elle mit quelque chose de lui dans presque tous ses chefs-d'œuvre.

1. ESQUISSE SOMMAIRE DU MOUVEMENT POLITIQUE ET SOCIAL.

Le développement de la littérature se lie à l'histoire générale de la société française pendant ces quarante années, et la correspondance est assez facile à saisir. Sans élargir outre mesure le

1. A consulter sur la plupart des écrivains de l'époque contemporaine: J. Lemaître, les Contemporains, 6 vol. in-16.

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