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« O liberté, s'écriait Madame Roland, que d'atrocités sont commises en » ton nom! »

Dans la même séance du 26 février à laquelle nous avons fait allusion, nous trouvons une preuve encore plus étrange de la nouvelle espèce de liberté dont jouit la France. Si quelque chose caractérisait plus spécialement ce pays dans de meilleurs jours, c'étaient la joyeuse humeur et la gaîté de sa population, surtout en province. Les danses et les chansons de la France forment un contraste aux jouissances moins sobres des nations plus septentrionales. Il n'est pas d'Anglais qui n'ait lu, avec un sentiment d'envie, le charmant tableau que Sterne nous a laissé de cette heureuse contrée « qui s'étend des bords du Rhône aux bords de la Garonne, » où les enfants basannés du travail, l'invitèrent à se joindre à leur danse, au son du fifre et du tambourin, en chantant leur ronde: Viva la joia! Fi don la tristessa! (1) Dans cette même région, entre ces deux fleuves, est situé le moderne département de l'Ardèche, dont une des principales villes conserve encore le nom joli et jusqu'ici caractéristique de Joyeuse. Mais l'Ardèche est condamnée à ne plus être joyeuse; à la fin de l'automne dernier, le préfet de l'Ardèche jugea convenable de publier la proclamation suivante :

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Art. 1o. Les chansons, les danses, les promenades et les farandoles sur les voies publiques, avec ou sans drapeaux ou musique, sont interdites, de jour et de nuit, dans tout le département de l'Ardèche.

Art. 2. Sont également interdits les chants, les déclamations et les concerts dans les cabarets, cafés, restaurants et autres établissements publics.

Cette loi extraordinaire, imposée à une grande province par le caprice et le bon plaisir d'un préfet, fut dénoncée par les représentants du département, qui se plaignirent d'abord prudemment et sans bruit au ministre de l'intérieur; mais, n'obtenant aucune satisfaction, l'un d'eux, M. Chabert, soumit la question à l'Assemblée nationale. Or, comment cette dénonciation fut-elle reçue?

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Lorsque M. Chabert eut lu le premier article, il éclata un rire général. Lorsqu'il eut lu le second, grande hilarité! M. Chabert alors voulut faire observer << que le département était parfaitement tranquille, · point de troubles, point d'état de siége. » — « Je demande, dit-il, par quelle loi, par quel droit le préfet peut interdire ces choses? (On rit et un membre s'écrie le droit à la farandole!) Remarquez, continue M. Chabert, qu'il n'est pas question d'assemblées tumultueuses, de chansons licencieuses ou séditieuses... non, rien de tout cela; mais de chansons inoffensives, de pro

(1) Tristram Shandy, vol. VII, chap. 42 et suivants.

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menades, de concerts... »

Le ministre de l'intérieur l'interrompant : « Et

de farandoles! » (On rit aux éclats.)

Le ministre trouvait le mot farandole ridicule (1); mais ne vit-il pas que la prohibition de la furandole était à la fois ridicule et odieuse? Et le Journal des Débats, dans son premier-Paris, approuve l'accueil fait à la plainte de M. Chabert, s'étonnant que l'Assemblée ait toléré si longtemps ce ridicule commérage ! C'est ainsi que la nouvelle république française comprend la liberté civile.

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Nos lecteurs demanderont mais les journalistes, le ministre, l'Assemblée nationale ont-ils perdu toute idée de droit, de légalité, de liberté? Non. Le journal est un des plus estimables journaux de Paris, le ministre de l'intérieur est un homme de sens et honnête, la majorité de l'Assemblée est bien intentionnée. Ils voient, comme nous-mêmes, l'inconstitutionalité de ces actes; mais ils sont si alarmés, comme l'est tout homme sage en France, de leur position dangereuse sur un volcan; ils voient s'accumuler autour d'eux tant de matériaux combustibles, un si grand nombre d'incendiaires insensés ou pervers, qu'ils sont forcés de tolérer, de commettre même, sous un faux air de douceur et de légèreté, ces outrages contre la loi, le bon sens et la liberté publique, qui, dans d'autres temps, exciteraient l'indignation et la vengeance d'un peuple civilisé.

Bien moins nombreux étaient les désordres que M. Guizot décrit comme « odieux et intolérables, » à la fin de la grande Rébellion d'Angleterre :

<< Tant d'oppression au sein de tant d'anarchie semblait d'autant plus » odieuse et intolérable, qu'elle provenait d'hommes qui, naguère, avaient » tant exigé du Roi et tant promis eux-mêmes en fait de liberté! et d'hommes » parmi lesquels un grand nombre étaient naguère inconnus, obscurs, sortis >> des conditions dans lesquelles le peuple n'était pas accoutumé à reconnaître » et à respecter le pouvoir suprême, n'ayant à l'empire qu'ils exerçaient si >> violemment, point d'autre titre que leur mérite personnel, titre contesté » quand il ne s'est pas élevé au-dessus de toute comparaison, et la force » matérielle dont ils disposaient, titre qui offense et aliène ceux-là mêmes >> qui s'y soumettent, tant que leur vainqueur ne les a pas complétement » abattus et avilis. » (Guizor, pages 54 et 55.)

Et comment tout cela finira-t-il? Tout ce qui semble certain, c'est que l'état présent ne peut durer. On a éprouvé une grande surprise et une grande alarme en France, par le triomphe des candidats socialistes aux

(1) Farandole, danse particulière aux Provençaux; c'est une espèce de course mesurée. Dictionnaire français.

dernières élections. Nous éprouvons, nous aussi, les plus vives craintes sur le résultat final et certain du suffrage universel, - qui sera la prédominance de la majorité brutale sur l'intelligence et la propriété; mais de la surprise, non. L'analyse des votes, dans cette circonstance, nous démontre qu'il n'y a aucun changement dans les forces des partis, et qu'ils attendent tous, également tremblants et se tenant en équilibre, la prépondérance de l'épée. Mais quand bien même il n'y aurait aucun danger à craindre des socialistes, comment la Constitution existante peut-elle fonctionner? Si les éléments du pouvoir qu'elle consacre sont en complet désaccord, ne faut-il pas que l'Assemblée, se débarrassant du président, devienne une seconde Convention, ou que le président se débarrasse de l'Assemblée pour devenir Napoléon III? L'une et l'autre de ces alternatives seraient possibles pour quelque temps, mais ni l'une ni l'autre ne sauraient durer. Quant au princeprésident, comme affectent de le nommer ceux qui croient à des idées napoléoniennes et à des visions impériales, nous maintenons notre opinion, qu'il est simplement un ressort d'arrêt. Il a, jusqu'ici, joué son rôle dans l'intermède avec convenance, avec gravité, et (généralement) avec un bon sens manifeste; mais ce n'est qu'un intermède. A notre point de vue comme Anglais, tory, légitimiste, si la France doit être une république, le président doit être un républicain; si elle doit être une monarchie, ce ne peut être qu'une monarchie légitime héréditaire. Les Français ont déjà essayé d'une quasi-légitimité dans les conditions les plus favorables, et elle a échoué. Qui peut espérer que le Gouvernement d'un Roi mineur avec une femme pour régente, aurait plus de durée et de force que l'habileté, l'expérience et l'adresse politique du Roi Louis-Philippe? Si le génie, le talent d'un homme et le pouvoir fondé sur le choix national pouvaient garantir la stabilité, ni Napoléon ni Louis-Philippe ne seraient tombés; mais ce que le peuple donne, il peut l'ôter; s'il peut l'ôter, il l'ôtera. Si le peuple peut couronner un homme, il peut le découronner, et comme Drawcansir (le héros tyran d'une tragédie de Dryden), il vous dira: « Je le ferai, parce que j'ose le faire ! » Le principe héréditaire a été adopté, non dans l'intérêt d'aucune des races royales qui en ont le bénéfice, mais dans l'intérêt des peuples eux-mêmes, pour assurer la paix intérieure et le bonheur des nations, - pour réprimer les ambitions individuelles, écarter le plus grand des maux, la guerre civile, - pour empêcher, comme dit le poëte, « qu'on puisse se frayer une voie sanglante jusqu'au trône, et fermer sur le genre humain les portes du temple de la Clémence : »

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Forbid to wade through slaughter to a throne

And shut the Gaces of mercy on mankind.

On parle à Paris de fusion des partis, c'est-à-dire, de la fusion des légiti

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mistes et des orléanistes: cela nous paraît un non-sens funeste. Aucune alliance apparente de ces partis ne pourrait écarter les difficultés de la situation, elle pourrait les aggraver. Tout ce qui se fera doit être l'acte de la nation entière, guidée non par le sentiment de quelques-uns, mais par l'expérience de tous, par l'effet, en un mot, que produira sur l'opinion publique, la vraie Reine du monde, la grande épreuve où la France se trouve si malheureusement engagée, mais qu'il faut qu'elle subisse jusqu'au bout. Le temps et les événements apprendront au peuple français si une république convient à ses goûts, à son caractère, à ses intérêts. Si cela est, nous souhaitons qu'il rencontre un Washington; mais nous attendons plutôt un Cromwell. Dans le cas contraire, le peuple français a notre exemple devant lui, et M. Guizot, dans son tableau de l'Angleterre en 1660, indique clairement l'analogie des cas et l'identité du remède ·

« Il fallait arriver au dénoûment: tous les pouvoirs, tous les noms qui » avaient fait la Révolution ou que la révolution avait faits, avaient été mis » et remis à l'épreuve. Aucun obstacle extérieur, aucune résistance nationale >> ne les avaient entravés pour gouverner; aucun n'y avait réussi; ils » s'étaient tous entre-détruits, ils avaient tous épuisé, dans ces stériles com» bats, ce qu'ils avaient pu conserver de crédit et de force. Leur nullité » était à nu. Cependant l'Angleterre restait à leur merci, la nation avait » perdu, dans ces longues et tristes alternatives d'anarchie et de despotisme, >> l'habitude et le courage de régler elle-même ses destinées..........

» Dans cet interrègne de vingt mois, au milieu de cette explosion ridicule » de tant de prétendants chimériques, celui-là seul ne parut point, qui était, » dans la pensée de toute l'Angleterre, soit espérance, soit crainte, le seul » prétendant sérieux...

» Le bon sens, d'ailleurs, était venu (aux royalistes) avec les longs revers; >> ils avaient appris à ne pas prendre leur désir pour la mesure de leurs » forces, et à comprendre que si Charles Stuart devait retrouver la couronne, » c'étaient l'intérêt et le mouvement général de l'Angleterre qui pouvaient >> seuls la lui rendre, non pas une insurrection de cavaliers. » (Guizor, pages 97, 98 et 100.)

LES HISTORIENS ET LES MÉMORIOGRAPHES DE LA

RÉVOLUTION DE FÉVRIER.

I.

II.

III.

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Pourquoi la révolution d'Angleterre a-t-elle réussi? Discours sur
l'histoire d'Angleterre, par M. Guizor. Paris, 1850.
Histoire de la Révolution de 1848, par M. ALPHONSE DE
LAMARTINE, 2 volumes. Paris, 1849.

Pages d'histoire de la Révolution de Février 1848, par
LOUIS BLANC. Bruxelles, 1850.

IV. Mémoire du citoyen Caussidière, ex-préfet de police et repré-
sentant du peuple. 2 volumes. Paris et Londres, 1848.

V.

- Les Conspirateurs, par ADOLPHE CHENU, ex-capitaine des gardes
du citoyen Caussidière. Paris, 1850.

VI. La naissance de la République en Février 1848, par LUCIEN
DE LAHODDE. Paris, 1850.

VII.

A Review of the French Revolution of 1848, from the 24th
of february to the election of the first president, by capt. CHAMIER,
R. N. 2 vol. London, 1849.

Il peut sembler étrange, au premier coup d'œil, que nous introduisions dans un même examen critique, les graves, éloquentes et nobles considérations de M. Guizot sur l'histoire d'Angleterre, et les productions de la dernière révolution française; mais, par le fait, il existe entre ces ouvrages, d'un caractère si opposé, un rapport réel et nullement obscur.

L'ouvrage de M. Guizot a pour mérite propre et éminent, une appréciation faite de main de maître, de la grande Rébellion de 1642, de la Restauration de 1660, et de la Révolution de 1688. Ces sujets y sont traités avec un style admirable pour tous et dans un esprit qui sera assez généralement approuvé.

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