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en chaque chose (ainsi qu'un homme, selon la justice, doit sauver son frère), en tout ce qu'il ferait de la même manière pour moi, et je ne ferai avec Lothaire aucun accord qui, par ma volonté, porterait préjudice à mon frère Charles ici présent.

DÉCLARATION DE L'ARMÉE DE CHARLES LE CHAUVE.

Si Lodhuwigs sagrament que son fradre Karlo jura conservat, et Karlus meos sendra de suo part non la stanit, si jo returnar non lint pois, ne jo, ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla adjudah contra Ludowig non li juer.

Traduction.

Si Louis tient le serment fait à son frère Charles, et que Charles, mon seigneur, de son côté ne le tienne pas, si je ne l'en puis détourner,ni moi ni aucun (de ceux) que j'en pourrai détourner, ne lui donnerons aucun aide contre Louis 1.

Ces textes sont de curieux monuments pour l'étude de notre langue. On y surprend en quelque sorte sur le fait le travail de la transformation. Nous pouvons remarquer que ces lignes barbares tiennent un certain milieu entre les deux dialectes qui, comme nous l'allons dire, se partagèrent la France. La division n'a pas eu lieu encore. Il est probable que, sous la seconde race, l'unité politique maintint et conserva une espèce d'uniformité dans l'idiome corrompu, qu'on appelait langue vulgaire. Ce langage quasi-latin eut en France les mêmes prétentions et la même puissance que l'empire quasi-romain de Charlemagne. Ils tombèrent ensemble et par les mêmes causes; la langue se divisa en deux dialectes; et, pour emprunter à Cicéron une expressive image, de même que les fleuves qui prennent naissance dans l'Apennin se séparent sur deux versants, les uns coulant vers la mer d'Ionie, qui offre des ports sûrs et tranquilles sous le beau climat de la Grèce, les autres allant se jeter dans la mer de Toscane, qui baigne un pays barbare, hérissé d'écueils et de récifs: ainsi la nouvelle langue se

1. On peut voir l'analyse raisonnée de chacun des mots qui composent ces textes dans l'Explication de Bónamy, au XLV• volume des Mémoires de l'Académie des inscriptions. (Édit. in-12.)

partagea en deux courants divers, dont l'un alla arroser les plaines riantes du midi, toutes parfumées encore du souvenir des arts et de la civilisation romaine, où la langue grecque elle-même avait laissé un harmonieux écho; l'autre, répandu au nord de la Loire, rencontrant partout des Germains, des Kymris, des Northmans, se chargea d'un sédiment barbare qui en altéra longtemps la limpidité.

Les Northmans surtout exercèrent la plus grande influence sur le dialecte du nord de la France. Ces conquérants du dixième siècle firent comme ceux du cinquième: ils adoptèrent la langue du pays conquis, mais ils l'adoptèrent en la modifiant selon le besoin de leurs rudes organes. Les syllabes sonores s'obscurcirent : les a devinrent des é; par exemple, le mot latin charitas avait donné charitat à la langue romane; les Northmans prononcèrent charité, et contribuèrent ainsi à donner au dialecte du nord une physionomie de plus en plus distincte. Les traces qu'ils y laissèrent furent d'autant plus profondes qu'ils s'approprièrent plus sérieusement la langue française. Déjà sous Guillaume Ier, successeur de Rollon, on ne parlait plus à Rouen que le roman. Le duc, voulant que son fils sût aussi la langue danoise, fut obligé de l'envoyer à Bayeux, où on la parlait encore. Pour les autres Gaulois, le français était un latin corrompu, un patois dédaigné; pour les Northmans barbares, ce fut presque une langue savante, qu'ils étudièrent, comme le latin, avec le plus grand soin. Bientôt les Northmans devinrent nos poëtes et nos maîtres de français, de même qu'autrefois les Gaulois avaient envoyé à Rome des maîtres de rhétorique et de grammaire latine.

Pendant ce temps-là, l'idiome méridional recevait aussi des circonstances politiques son caractère distinctif. Les provinces du sud, soumises d'abord par les Visigoths et les Bourguignons, avaient eu moins à souffrir sous ces conquérants moins barbares. Les Francs les avaient sans doute bien des fois sillonnées, mais sans déraciner aussi complétement qu'au nord les mœurs et la civilisation romaine. Devenues, après Charlemagne, le partage de quelques-uns

de ses successeurs, elles s'étaient formées en royaume indépendant sous Bozon, qui prit en 879 le titre de roi d'Arles ou de Provence. Mais à la fin du onzième et au commencement du douzième siècle, sa succession se trouva partagée entre les comtes de Toulouse et de Barcelone. L'union des Provençaux avec les Catalans acheva de jeter le dialecte du midi bien loin de l'idiome sourd et traînant des compagnons de Guillaume le Bâtard. Le provençal fut désormais une langue distincte du roman wallon ou welsh (c'est-à-dire gaulois). On distingua aussi ces deux idiomes par le mot qui, dans chacun d'eux, exprimait l'affirmation oui l'un fut appelé langue d'Oc (hoc); l'autre, langue d'Oil (hoc illud). C'est ainsi qu'à la même époque on nommait l'italien langue de si, et l'allemand langue d'ya.

TROUVÈRES.

Les Trouvères sont les poëtes qui vivaient dans la partie de la France située au nord de la Loire. Ils écrivaient dans la langue d'Oil, qui est devenue la langue française. Clercs, pour la plupart, ils composaient des poemes que les jongleurs apprenaient par cœur, puis chantaient ou récitaient dans les châteaux et les places publiques 1.

Ces poemes étaient ou de longs récits épiques de vingt, trente, cinquante mille vers, appelés d'abord Chansons de geste, ou des contes plus légers de sujet et de taille, qu'on nommait généralement Fabliaux. Les Trouvères faisaient encore des compositions du genre lyrique analogues à nos odes et chansons 2.

1. Voir l'Histoire de la Littérature française, page 61, (Nous citerons toujours la pagination de la 15o édition.)

2. Ibid., pages 71 et suivantes.

CHANSON DE ROLAND.

La plus ancienne et la plus remarquable des Chansons de geste est la Chanson de Roland, composée au onzième siècle par le trouvère normand Thurold ou Théroulde, Elle ne se compose que de 3996 vers, et elle a pour sujet la mort héroïque de Roland, neveu et vassal de Charlemagne, surpris par les montagnards Ibériens dans les gorges de Roncevaux. Nous nous bornerons à une courte citation, à cause de la vétusté du langage.

Lorsque les Sarrasins approchent (les ennemis des Francs sont tous des Sarrasins chez les poëtes contemporains des croisades), le paladin Olivier supplie son compagnon Roland de sonner son fameux cor, pour avertir Charlemagne, qui déjà a franchi les monts.

Cumpainz Rollant, sunez vostre olifan;
Si l'orrat Carles qui est as porz passant;
Je vous plevis, jà returnerunt Franc!

Ne placet Deu, ço li respunt Rollant,
Que ço seit dit de nul hume vivant
Ne pur paien que jà sei-jo cornant!
Jà n'en aurunt reproece mi parent.
Quant jo serai en la bataille grant,
Et jo ferrai e mil cops e vII cenz,
De Durandal verrez l'acer sanglent!
Franceis sunt bon, si ferrunt vassalment!

Ja cil d'Espaigne n'auerunt de mort guarant'!

Compagnon Roland, sonnez votre olifant; Charles qui est aux ports passant; retourneront Francs.

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Je vous (le) garantis, aussitôt Ne plaise à Dieu, ce lui répond Roland, Que cela soit dit par aucun homme vivant - Et surtout pour des païens que jamais j'aie été sonnant du cor! Jamais n'en auront reproche mes parents. Quand je serai dans la bataille grande Et (que) je frapperai et mille coups et sept cents, De Durandal (vous verrez l'acier sanglant! - Les Français sont courageux, ainsi frapperont-ils bravement! Jamais ceux d'Espagne n'auront de garant contre la

mort.

1. Histoire de la Littérature française, page 75.

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2. La chanson de Roland, édition de M. Francisque Michel, 1837, Edition de L. Génin, 1850, page 92.

page 42.

Au moment où l'ennemi va les attaquer, voici la fière réponse que Roland fait à Olivier qui lui rappelait avec reproche son refus de sonner du cor :

Quant Rollant veit que bataille serat,
Plus se fait fiers que léun ni leupart,
Franceis escriet, Oliver apelat :

<< Sire compains, amis, ne l'dire ja!
Li emperere ki Franceis nous laissat,
Itels xx milie en mist a une part;
Son escientre, n'en i out un cuard!
Par son seignur deit hom susfrir granz mals,
Et endurer e forz freiz e granz chalz;
S'en deit hom perdre del sanc e de la chair.
Fier de ta lance, e jo de Durandal,
Ma bone espee que li reis me dunat!
Si jo i moere, dire poet ki l'avera :
Iceste espee fut à noble vassal 1 !

Quand Roland voit qu'il y aura bataille, Plus fier il se fait que lion et léopard, Il crie aux Français, il s'adresse à Olivier : gneur compagnon, ami, ne parle pas ainsi ! a laissé des Français,

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- «Sei- L'empereur, qui nous Les a mis tels au nombre de vingt mille en un corps; A son escient, il n'y a pas entre eux un seul couard! Pour son seigneur doit-on souffrir grands maux - Et endurer grands froids et fortes chaleurs; Tout homme doit en perdre du sang et de la chair. Frappe de ta lance, et moi de Durandal, Ma bonne épée que le roi m'a donnée! - Si je meurs, celui qui l'aura pourra – Cette épée était celle d'un noble soldat!

dire :

Et lorsque, fatigués de carnage, les deux chrétiens succombent à la fin sous le nombre, le poëte (car Thurold mérite déjà ce nom) voit la nature entière partager son émotion et sa douleur. Le ciel se voile, la terre tremble, les vents grondent et gémissent:

C'est li granz doel por la mort de Rollant.

En France en est moult merveilleux tourment; grands tourbillons de tonnerre et de vent; pluies et grésil à demesure; foudres qui tombent; et la terre, en vérité, tremble de Saint-Michel de Paris jusqu'à Sens, de Besançon jusqu'au port de Wissant! il n'est logis dont les

1. Francisque Michel, page 44.

Génin, page 95.

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