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un contemporain de la Fronde. Il n'est pas jusqu'au talent exquis du cardinal de Retz, à ce don de saisir et de peindre les caractères, qui n'ait passé en grandissant sous la plume du noble duc. C'est toujours le même frondeur, moins turbulent toutefois, moins gai, mais plus expérimenté, plus pénétrant. Il a vieilli de toute la vieillesse de Louis XIV, il a assisté aux funérailles du grand règne, et semble pressentir celles de la royauté. C'est bien l'homme des anciens jours il ne comprend rien au mouvement nouveau qui l'entraîne à son insu; il ne voit, comme l'a très-bien remarqué Marmontel, dans la nation que la noblesse, dans la noblesse que la pairie, et dans la pairie que lui-même : c'est la suffisance de Scudéry unie au génie de Tacite. Quelle profondeur dans le regard, quelle connaissance des hommes, quelle habileté à démêler et à peindre! Quelle toile que ce livre qui embrasse les dernières années du grand monarque, remonte ensuite au règne de Louis XIII, pour descendre au régent et au cardinal Dubois. Quelle variété et quelle vie dans toutes ces figures! C'est là le véritable Siècle de Louis XIV.

VERSAILLES, APRÈS LA MORT DU GRAND DAUPHIN'.

(1711.)

Dans la chambre et par tout l'appartement, on lisoit apertement' sur les visages. Monseigneur n'étoit plus; on le savoit, on le disoit, nulle contrainte ne retenoit plus à son égard, et ces premiers moments étoient ceux des premiers mouvements peints au naturel et pour lors affranchis de toute politique, quoique avec sagesse, par le trouble, l'agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus de cette nuit si rassemblée.

Les premières pièces offroient les mugissements contenus des valets, désespérés de la perte d'un maître si fait exprès pour eux, et pour les consoler d'un autre qu'ils ne prévoyoient qu'avec transissement, et qui par celle-ci devenoit le leur propre. Parmi eux s'en remarquoient d'autres des plus éveillés des gens principaux de la cour, qui étoient

1. Monseigneur, ou le Grand-Dauphin, fils de Louis XIV et de Marie Thérèse, l'élève de Bossuet.

2. Ouvertement, clairement.

accourus aux nouvelles, et qui montroient bien à leur air de quelle boutique ils étoient balayeurs.

Plus avant commençoit la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c'est-à-dire les sots, tiroient des soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louoient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c'est-à-dire de bonté, et plaignoient le roi de la perte d'un si bon fils. Les plus fins d'entre eux, ou les plus considérables, s'inquiétoient déjà de la santé du roi ; ils se savoient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n'en laissoient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D'autres, vraiment affligés et de cabale frappée, pleuroient amèrement, ou se contenoient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditoient profondément aux suites d'un événement aussi peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d'affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois échappée à la douleur et parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d'heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu'involontaires, immobilité du reste presque entière; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots qui avoient en partage le caquet, les questions, le redoublement du désespoir et l'importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardoient cet événement comme favorable, avoient beau pousser la gravité jusqu'au maintien chagrin et austère, le tout n'étoit qu'un voile clair, qui n'empêchoit pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenoient aussi tenaces en places que les plus touchés en garde contre l'opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements; mais leurs yeux suppléoient au peu d'agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout; un certain soin de s'éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux; les accidents momentanés qui arrivoient de ces rencontres; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer; un vif, une sorte d'étincelant autour d'eux les distinguoient malgré qu'ils en

eussent.

Les deux princes2 et les deux princesses assises à leurs côtés prenant soin d'eux, étoient les plus exposés à la pleine vue. Mgr le duc de Bourgogne pleuroit d'attendrissement et de bonne foi, avec un air de douceur, des larmes de nature, de religion, de patience. M. le duc de Berry tout d'aussi bonne foi en versoit en abondance, mais des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l'amertume en paroissoit grande; et poussoit non des sanglots, mais des cris, mais des hurle

1. Les plus affligés, ceux qui perdent le plus à cette mort. 2. Le duc de Bourgogne et le duc de Berry, fils du Grand-Dauphin.

ments. Il se taisoit parfois, mais de suffocation, puis éclatoit, mais avec un tel bruit, et un bruit si fort, la trompette forcée du désespoir, que la plupart éclatoient aussi à ces redoublements si douloureux, ou par un aiguillon d'amertume, ou par un aiguillon de bienséance. Cela fut au point qu'il fallut le déshabiller là même, et se précautionner de remèdes et de gens de la Faculté. Mme la duchesse de Berry étoit hors d'elle, on verra bientôt pourquoi. Le désespoir le plus amer étoit peint avec horreur sur son visage. On y voyoit écrite une rage de douleur, non d'amitié, mais d'intérêt; des intervalles secs mais profonds et farouches, puis un torrent de larmes et de gestes involontaires, et cependant retenus, qui montroient une amertume d'âme extrême, fruit de la méditation profonde qui venoit de précéder. Souvent réveillée par les cris de son époux, prompte à le secourir, à le soutenir, à l'embrasser, à lui présenter quelque chose à sentir, on voyoit un soin vif pour lui, mais tôt après une chute profonde en ellemême, puis un torrent de larmes qui lui aidoient à suffoquer ses cris. Mme la duchesse de Bourgogne consoloit aussi son époux, et y avoit moins de peine qu'à acquérir le besoin d'être elle-même consolée, à quoi pourtant, sans rien montrer de faux, on voyoit bien qu'elle faisoit de son mieux pour s'acquitter d'un devoir pressant de bienséance sentie, mais qui se refuse au plus grand besoin. Le fréquent moucher répondoit aux cris du prince son beau-frère. Quelques larmes amenées du spectacle, et souvent entretenues avec soin, fournissoient à l'art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux et barbouiller le visage, et cependant le coup d'œil fréquemment dérobé se promenoit sur l'assistance et sur la contenance de chacun.

Le duc de Beauvillier', debout auprès d'eux, l'air tranquille et froid, comme à chose non avenue ou à spectacle ordinaire, donnoit ses ordres pour le soulagement des princes, pour que peu de gens entrassent, quoique les portes fussent ouvertes à chacun, en un mot pour tout ce qu'il étoit besoin, sans empressement, sans se méprendre en quoi que ce soit, ni aux gens ni aux choses; vous l'auriez cru au lever ou au petit couvert servant à l'ordinaire. Ce flegme dura sans la moindre altération, également éloigné d'être aise par religion, et de cacher aussi le peu d'affliction qu'il ressentoit, pour conserver toujours la vérité.

Madame2, rhabillée en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l'un ni l'autre, les inonda tous de ses larmes en les embrassant; fit retentir le château d'un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d'une princesse qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillé de nuit, presque en mascarade.

1. Le duc de Beauvillier avait été gouverneur du duc de Bourgogne, et depuis ministre d'Etat.

2. La duchesse d'Orléans, mère du Régent.

Mme la duchesse d'Orléans s'étoit éloignée des princes, et s'étoit assise le dos à la galerie, vers la cheminée, avec quelques dames. Tout étant fort silencieux autour d'elles, ces dames peu à peu se retirèrent d'auprès d'elle, et lui firent grand plaisir. Il n'y resta que la duchesse Sforze, la duchesse de Villeroy, Mme de Castries, sa dame d'atours, et Mme de Saint-Simon. Ravies de leur liberté, elles s'approchèrent en un tas, tout le long d'un lit de veille à pavillon et le joignant; et comme elles étoient toutes affectées de même à l'égard de l'événement qui rassembloit là tant de monde, elles se mirent à en deviser tout bas ensemble dans ce groupe avec liberté.

Dans la galerie et dans ce salon il y avoit plusieurs lits de veille, comme dans tout le grand appartement, pour la sûreté, où couchoient des Suisses de l'appartement et des frotteurs, et ils y avoient été mis à l'ordinaire avant les mauvaises nouvelles de Meudon '. Au fort de la conversation de ces dames, Mme de Castries, qui touchoit au lit, le sentit remuer et en fut fort effrayée, car elle l'étoit de tout quoique avec beaucoup d'esprit. Un moment après, elles virent un gros bras presque nu relever tout à coup le pavillon, qui leur montra un bon gros Suisse entre deux draps, demi-éveillé et tout ébahi, très-long à reconnoître son monde qu'il regardoit fixement l'un après l'autre, et qui enfin, ne jugeant pas à propos de se lever en si grande compagnie, se renfonça dans son lit et ferma son pavillon. Le bon homme s'étoit apparemment couché avant que personne eût rien appris, et avoit assez profondément dormi depuis pour ne s'être réveillé qu'alors. Les plus tristes spectacles sont assez souvent sujets aux contrastes les plus ridicules. Celui-ci fit rire quelques dames de là autour, et fit quelque peur à Mme la duchesse d'Orléans et à ce qui causoit avec elle d'avoir été entendues. Mais réflexion faite, le sommeil et la grossièreté du personnage les rassurèrent.

La duchesse de Villeroy, qui ne faisoit presque que les joindre, s'étoit fourrée un peu auparavant dans le petit cabinet avec la comtesse de Roucy et quelques dames du palais, dont Mme de Lévi n'avoit osé approcher, pensant trop conformément à la duchesse de Villeroy. Elles Ꭹ étoient quand j'arrivai.

Je voulois douter encore, quoique tout me montrât ce qui étoit, mais je ne pus me résoudre à m'abandonner à le croire que le mot ne m'en fût prononcé par quelqu'un à qui on pût ajouter foi. Le hasard me fit rencontrer M. d'O, à qui je le demandai, et qui me le dit nettement. Cela su, je tâchai de n'en être pas bien aise. Je ne sais pas trop si je réussis bien, mais au moins est-il vrai que ni joie ni douleur n'émoussèrent ma curiosité, et qu'en prenant bien garde à conserver toute bienséance, je ne me crus pas engagé par rien au personnage douloureux.

Cette sorte de désordre dura bien une heure, où la duchesse du

1. Résidence du Grand-Dauphin.

Lude ne parut point, retenue au lit par la goutte. A la fin M. le duc de Beauvillier s'avisa qu'il étoit temps de délivrer les deux princes d'un si fâcheux public. Il leur proposa donc que M. et Mme la duchesse de Berry se retirassent dans leur appartement; et le monde, de celui de Mme la duchesse de Bourgogne. Cet avis fut aussitôt embrassé. M. le duc de Berry s'achemina donc partie seul et quelquefois appuyé sur son épouse, Mme de Saint-Simon avec eux et une poignée de gens. Je les suivis de loin pour ne pas exposer ma curiosité plus longtemps. Ce prince vouloit coucher chez lui, mais Mme la duchesse de Berry ne le voulut pas quitter; il étoit si suffoqué et elle aussi qu'on fit demeurer auprès d'eux une Faculté complète et munie.

Toute leur nuit se passa en larmes et en cris. De fois à autre M. le duc de Berry demandoit des nouvelles de Meudon, sans vouloir comprendre la cause de la retraite du roi à Marly. Quelquefois il s'informoit s'il n'y avait plus d'espérance, il vouloit envoyer aux nouvelles; et ce ne fut qu'assez avant dans la matinée que le funeste rideau fut tiré de devant ses yeux, tant la nature et l'intérêt ont de peine à se persuader des maux extrêmes et sans remède. On ne peut rendre l'état où il fut quand il le sentit enfin dans toute son étendue. Celui de Mme la duchesse de Berry ne fut guère meilleur, mais qui ne l'empêcha pas de prendre de lui tous les soins possibles.

La nuit de Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne fut tranquille; ils se couchèrent assez paisiblement. Mme de Lévi dit tout bas à la princesse que, n'ayant pas lieu d'être affligée, il lui seroit horrible de lui voir jouer la comédie. Elle répondit bien naturellement que, sans comédie, la pitié et le spectacle la touchoient, et la bienséance la contenoit, et rien de plus; et en effet elle se tint dans ces bornes-là avec vérité et avec décence. Ils voulurent que quelques-unes des dames du palais passassent la nuit dans leur chambre dans des fauteuils. Le rideau demeura ouvert, et cette chambre devint aussitôt le palais de Morphée. Le prince et la princesse s'endormirent promptement, s'éveillèrent une fois ou deux un instant; à la vérité ils se levèrent d'assez bonne heure et assez doucement. Le réservoir d'eau étoit tari chez eux, les larmes ne revinrent plus depuis que rares et foibles à force d'occasion. Les dames qui avoient veillé et dormi dans cette chambre contèrent à leurs amis ce qui s'y étoit passé. Personne n'en fut surpris; et comme il n'y avoit plus de Monseigneur, personne aussi n'en fut scandalisé.

PORTRAIT DE FÉNELON.

Ce préiat étoit un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortoient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvoit oublier quand on ne l'auroit vue qu'une fois. Elle rassembloit tout, et les contraires ne s'y combattoient point. Elle

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