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maîtres de la campagne et du pays, ils menaçoient de tout perdre si on n'accordoit leur demande. Rome n'avoit ni armée ni chefs; et néanmoins dans ce triste état, et pendant qu'elle avoit tout à craindre, on vit sortir tout à coup ce hardi décret du sénat : qu'on périroit plutôt que de rien céder à l'ennemi armé, et qu'on lui accorderoit des conditions équitables après qu'il auroit retiré ses armes.

La mère de Coriolan, qui fut envoyée pour le fléchir, lui disoit entre autres raisons : « Ne connoissez-vous pas les Romains? ne savezvous pas, mun fils, que vous n'en aurez rien que par les prières, et que vous n'en obtiendrez ni grande ni petite chose par la force ! » Le sévère Coriolan se laissa vaincre : il lui en coûta la vie, et les Volsques choisirent d'autres généraux : mais le sénat demeura ferme dans ses maximes; et le décret qu'il donna, de ne rien accorder par force, passa pour une loi fondamentale de la politique romaine, dont il n'y a pas un seul exemple que les Romains se soient départis dans tous les temps de la république. Parmi eux, dans les états les plus tristes, jamais les foibles conseils n'ont été seulement écoutés. Ils étaient toujours plus traitables victorieux que vaincus tant le sénat savoit maintenir les anciennes maximes de la république, et tant il y savoit confirmer le reste des citoyens !

De ce même esprit sont sorties les résolutions prises tant de fois dans le sénat, de vaincre les ennemis par la force ouverte, sans y employer les ruses ou les artifices, même ceux qui sont permis à la guerre ce que le sénat ne faisoit ni par un faux point d'honneur, ni pour avoir ignoré les lois de la guerre, mais parce qu'il ne jugeoit rien de plus efficace pour abattre un ennemi orgueilleux, que de lui ôter toute l'opinion qu'il pourroit avoir de ses forces, afin que, vaincu jusque dans le cœur, il ne vit plus de salut que dans la clémence du vainqueur.

C'est ainsi que s'établit par toute la terre cette haute opinion des armes romaines. La créance répandue partout que rien ne leur résistoit, faisoit tomber les armes des mains à leurs ennemis, et donnoit à leurs alliés un invincible secours.

La conduite du sénat romain, si forte contre les ennemis, n'étoit pas moins admirable dans la conduite du dedans. Ces sages sénateurs avoient quelquefois pour le peuple une juste condescendance; comme lorsque, dans une extrême nécessité, non-seulement ils se taxèrent eux-mêmes plus haut que les autres, ce qui leur étoit ordinaire, mais encore qu'ils déchargèrent le menu peuple de tout impôt, ajoutant << que les pauvres payoient un assez grand tribut à la république en nourrissant leurs enfants. »

Le sénat montra, par cette ordonnance, qu'il savoit en quoi consistoient les vraies richesses d'un État; et un si beau sentiment, joint aux témoignages d'une bonté paternelle, fit tant d'impression dans

1. Denys d'Halicarnasse, livre VIII, chap. vII.

l'esprit des peuples, qu'ils devinrent capables de soutenir les dernières extrémités pour le salut de leur patrie.

Mais quand le peuple méritoit d'être blâmé, le sénat le faisoit aussi avec une gravité et une vigueur digne de cette sage compagnie. Je n'entreprends pas ici de vous dire combien le sénat a livré aux ennemis de citoyens parjures qui ne vouloient pas leur tenir parole, ou qui chicanoient sur leurs serments; combien il a condamné de mauvais conseils qui avoient eu d'heureux succès je vous dirai seulement que cette auguste compagnie n'inspiroit rien que de grand au peuple romain, et donnoit en toutes rencontres une haute idée de ses conseils, persuadée qu'elle étoit que la réputation étoit le plus ferme appui des Etats.

On peut croire que, dans un peuple si sagement dirigé, les récompenses et les châtiments étoient ordonnés avec grande considération. Outre que le service et le zèle au bien de l'Etat étoient le moyen le plus sûr pour s'avancer dans les charges, les actions militaires avoient mille récompenses qui ne coûtoient rien au public, et qui étoient infiniment précieuses aux particuliers, parce qu'on y avoit attaché la gloire, si chère à ce peuple belliqueux. Une couronne d'or très-mince, et le plus souvent une couronne de feuille de chêne, ou de laurier, ou de quelque herbage plus vil encore, devenoit inestimable parmi les soldats, qui ne connoissoient point de plus belles marques que celles de la vertu, ni de plus noble distinction que celle qui venoit des actions glorieuses.

Le sénat, dont l'approbation tenoit lieu de récompense, savoit louer et blâmer quand il falloit. Incontinent après le combat, les consuls et les autres généraux donnoient publiquement aux soldats et aux officiers la louange ou le blâme qu'ils méritoient; mais eux-mêmes ils attendoient en suspens le jugement du sénat, qui jugeoit de la sagesse des conseils sans se laisser éblouir par le bonheur des événements. Les louanges étoient précieuses, parce qu'elles se donnoient avec connoissance le blâme piquoit au vif les cœurs généreux, et retenoit les plus foibles dans le devoir. Les châtiments qui suivoient les mauvaises actions tenoient les soldats en crainte, pendant que les récompenses et la gloire bien dispensée les élevoient au-dessus d'eux-mêmes.

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Qui peut mettre dans l'esprit des peuples la gloire, la patience dans les travaux, la grandeur de la nation, et l'amour de la patrie, peut se vanter d'avoir trouvé la constitution d'Etat la plus propre à produire de grands hommes. C'est sans doute les grands hommes qui font la force d'un empire. La nature ne manque pas de faire naître dans tous les pays des esprits et des courages élevés, mais il faut lui aider à les former. Ce qui les forme, ce qui les achève, ce sont des sentiments forts et de nobles impressions qui se répandent dans tous les esprits, et passent insensiblement de l'un à l'autre. Qu'est-ce qui rend notre noblesse si fière dans les combats, et si hardie dans les entreprises? c'est l'opinion reçue dès l'enfance, et établie par le sentiment unanime

de la nation, qu'un gentilhomme sans cœur se dégrade lui-même, et n'est plus digne de voir le jour. Tous les Romains étoient nourris dans ces sentiments, et le peuple disputoit avec la noblesse à qui agiroit le plus par ces vigoureuses maximes. Durant les bons temps de Rome, l'enfance même étoit exercée par les travaux : on n'y entendoit parler d'autre chose que de la grandeur du nom romain. Il falloit aller à la guerre quand la république i'ordonnoit, et là travailler sans cesse, camper hiver et été, obéir sans résistance, mourir ou vaincre. Les pères qui n'élevoient pas leurs enfants dans ces maximes, et comme il falloit pour les rendre capables de servir l'Etat, étoient appelés en justice par les magistrats, et jugés coupables d'un attentat envers le public. Quand on a commencé à prendre ce train, les grands hommes se font les uns les autres et si Rome en a plus porté qu'aucune autre ville qui eût été avant elle, ce n'a point été par hasard; mais c'est que l'État romain, constitué de la manière que nous avons vu, étoit, pour ainsi parler, du tempérament qui devoit être le plus fécond en hércs.

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BOURDALOUE.

Louis Bourdaloue, né à Bourges le 20 août 1632, entra à l'âge de quinze ans dans la Société des Jésuites. Après avoir prêché pendant quelques années en province, il fut appelé à Paris par ses supérieurs en 1669. De nombreux témoignages contemporains font foi du succès prodigieux qu'il y obtint. Il fut dix ans de suite chargé de prêcher le Carême ou l'Avent devant Louis XIV et sa cour. « Il était d'une force à faire trembler les courtisans, dit Mme de Sévigné, et s'exprimait avec la liberté d'un apôtre, disant des vérités à bride abattue 1. » Il mourut le 13 mai 1704.

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Ses Sermons et ses OEuvres diverses ont été recueillis en 14 vol. in-8, Paris, 1707; et en 17 vol. in-8, Paris, 1822-26. La qualité dominante de l'éloquence de Bourdaloue, c'est la rigueur du raisonnement, l'inépuisable fécondité de la logique. Il est très-capable de convaincre, dit Fénelon; mais je ne connois guère de prédicateur qui persuade et qui

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1. Sévigné, 1674.

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touche moins.... il n'a rien d'ailleurs d'affectueux et de sensible. Ce sont des raisonnements qui demandent de la contention d'esprit. Cet effort de l'esprit, que Bourdaloue imposait à ses auditeurs, allait quelquefois jusqu'à un intérêt en quelque sorte dramatique. « Il m'a souvent ôté la respiration, dit Mme de Sévigné, par l'extrême attention avec laquelle on est pendu à la force et à la justesse de ses discours; et je ne respirois que quand il lui plaisoit de les finir pour en recommencer un autre de la même beauté. Son débit semblait conspirer avec la sévère impassibilité de sa composition. Son visage était immobile, ses yeux fermés, sa prononciation rapide, sa voix monotone, et ses inflexions toujours les mêmes. Tout dans ses discours était médité, écrit, appris; l'improvisation n'aurait pu trouver place entre les anneaux fortement serrés de cette chaîne.

FRAGMENT DU SERMON SUR L'AMBITION.

L'Ambition montre à celui qu'elle aveugle, pour termes de ses poursuites, un état florissant, où il n'aura plus rien à désirer, parce que ses vœux seront accomplis, où il goûtera le plaisir le plus doux pour lui, et dont il est le plus sensiblement touché: savoir, de dominer, d'ordonner, d'être l'arbitre des affaires et le dispensateur des grâces, de briller dans un ministère, dans une dignité éclatante; d'y recevoir l'encens du public et ses soumissions; de s'y faire craindre, honorer, respecter.

Tout cela, rassemblé dans un point de vue, lui trace l'idée la plus agréable, et peint à son imagination l'objet le plus conforme aux vœux de son cœur; mais dans le fond ce n'est qu'une idée, et voici ce qu'il y a de plus réel; c'est que, pour atteindre jusque-là, il y a une route à tenir, pleine d'épines et de difficultés : mais de quelles épines et de quelles difficultés ! C'est que, pour parvenir à cet état où l'ambition se figure tant d'agrémens, il faut prendre mille mesures toutes également gênantes, et toutes contraires à ses inclinations; qu'il faut se miner de réflexions et d'étude; rouler pensées sur pensées, desseins sur desseins, compter toutes ses paroles, composer toutes ses démarches; avoir une attention perpétuelle et sans relâche, soit sur soi-même, soit sur les autres. C'est que, pour contenter une seule passion, qui est de s'éle

1. Dialogues sur l'Éloquence. 2. Sévigné, 1686.

ver à cet état, il faut s'exposer à devenir la proie de toutes les passions; car y en a-t-il une en nous que l'ambition Le suscite contre nous?

Et n'est-ce pas elle qui, selon les différentes conjonctures et les divers sentimens dont elle est émue, tantôt nous aigrit des dépits les plus amers, tantôt nous envenime des plus mortelles inimitiés, tantôt nous enflamme des plus violentes colères, tantôt nous accable des plus profondes tristesses, tantôt nous dessèche des mélancolies les plus noires, tantôt nous dévore des plus cruelles jalousies; qui fait souffrir à une âme comme une espèce d'enfer, et qui la déchire par mille bourreaux intérieurs et domestiques? C'est que, pour se pousser à cet état, et pour se faire jour au travers de tous les obstacles qui en ferment les avenues, il faut entrer en guerre avec des compétiteurs qui y prétendent aussi bien que nous, qui nous éclairent dans nos intri gues, qui nous dérangent dans nos projets, qui nous arrêtent dans nos voies; qu'il faut opposer crédit à crédit, patron à patron, et pour cela s'assujettir aux plus ennuyeuses assiduités, essuyer mille rebuts, digérer mille dégoûts, se donner mille mouvemens, n'être plus à soi, et vivre dans le tumulte et la confusion. C'est que, dans l'attente de cet état, où l'on n'arrive pas tout d'un coup, il faut supporter des retardemens capables non-seulement d'exercer, mais d'épuiser toute la patience; que, durant de longues années, il faut languir dans l'incertitude du succès, toujours flottant entre l'espérance et la crainte, et souvent, après des délais presque infinis, ayant encore l'affreux déboire de voir toutes ses prétentions échouer, et ne remportant, pour récompeuse de tant de pas malheureusement perdus, que la rage dans le cœur et la honte devant les hommes.

Je dis plus c'est que cet état, si l'on est enfin assez heureux pour s'y ingérer, bien loin de mettre des bornes à l'ambition et d'en éteindre le feu, ne sert au contraire qu'à la piquer davantage et qu'à l'allumer; que d'un degré on tend bientôt à un autre, tellement qu'il n'y a rién où l'on ne se porte, ni rien où l'on se fixe; rien que l'on ne veuille avoir, ni rien dont on jouisse; que ce n'est qu'une perpétuelle succession de vues, de désirs, d'entreprises, et, par une suite nécessaire, qu'un perpétuel tourment. C'est que, pour troubler toute la douceur de cet état, il ne faut souvent que la moindre circonstance et lè sujet le plus léger, qu'un esprit ambitieux grossit, et dont il se fait un

monstre.

FRAGMENT D'UN SERMON SUR LA RÉSURRECTION

DE JÉSUS-CHRIST.

S'il y avoit parmi mes auditeurs quelqu'un de ces libertins' [qui n : croient pas à la résurrection des morts], voici ce que je lui dirois avec toute la sincérité et toute l'ardeur de mon zèle. Il faut, mon cher

1. C'est-à-dire qui les découvrent et les pénètrent. - 2. Incrédules.

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