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DE L'ART DE PERSUADER.

L'art de persuader a un rapport nécessaire à la maniere dont les hommes consentent à ce qu'on leur propose, et aux conditions des choses qu'on veut faire croire.

Personne n'ignore qu'il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l'âme, qui sont ses deux principales puissances, l'entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement, car on ne devroit jamais consentir qu'aux vérités démontrées; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté, car tout ce qu'il y a d'hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l'agrément. Cette voie est basse, indigne, et étrangère aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n'aimer que ce qu'il sait le mériter. Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n'aurois garde de faire tomber sous l'art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature Dieu seul peut les mettre dans l'âme, et par la manière qu'il lui plaît. Je ne parle que des vérités de notre portée, et c'est d'elles que je dis que l'esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans l'âme, mais que bien peu entrent par l'esprit, au lieu qu'elles y sont introduítes en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement.

Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs actions. Ceux de l'esprit sont des vérités naturelles et connues à tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes particuliers que les uns reçoivent et non pas d'autres, mais qui dès qu'ils sont admis sont aussi puissants, quoique faux, pour emporter la créance, que les plus véritables. Ceux de la volonté sont de certains désirs naturels et communs à tous les hommes, comme le désir d'être heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir, outre plusieurs objets particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui, ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la volonté, que s'ils faisoient son véritable bonheur.

Il paroît de là que quoi que ce soit qu'on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connoître l'esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s'agit, quels rapports elle a avec les principes avoués, ou avec les objets délicieux par les charmes qu'on lui donne. De sorte que l'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison!

Or, de ces deux méthodes, l'une de convaincre, l'autre d'agréer, je ne donnerai ici les règles que de la première. Cet art, que j'appelle l'art de persuader, et qui n'est proprement que la conduite des preuves méthodiques parfaites, consiste en trois parties essentielles : à définir

les termes dont on doit se servir par des définitions claires; à proposer des principes ou axiomes évidents pour prouver la chose dont il s'agit; et à substituer toujours mentalement dans la démonstration les définitions à la place des définis.

La raison de cette méthode est évidente, puisqu'il seroit inutile de proposer ce qu'on veut prouver et d'en entreprendre la démonstration, si on n'avoit auparavant défini clairement tous les termes qui ne sont pas intelligibles; et qu'il faut de même que la démonstration soit précédée de la demande des principes évidents qui y sont nécessaires, car si l'on n'assure le fondement on ne peut assurer l'édifice; et qu'il faut enfin en démontrant substituer mentalement les définitions à la place des définis, puisque autrement on pourroit abuser des divers sens qui se rencontrent dans les termes. Il est facile de voir qu'en observant cette méthode on est sûr de convaincre, puisque les termes étant tous entendus et parfaitement exempts d'équivoques par les définitions, et les principes étant accordés, si dans la démonstration on substitue toujours mentalement les définitions à la place des définis, la force invincible des conséquences ne peut manquer d'avoir tout son effet. Aussi jamais une démonstration dans laquelle ces circonstances sont gardées n'a pu recevoir le moindre doute; et jamais celles où elles manquent ne peuvent avoir de force.

Voici en quoi consiste cet art de persuader, qui se renferme dans ces deux principes Définir tous les noms qu'on impose. Prouver tout, en substituant mentalement les définitions à la place des définis.

La méthode de ne point errer 'est recherchée de tout le monde. Les logiciens font profession d'y conduire, les géomètres seuls y arrivent, et hors de leur science et de ce qui l'imite, il n'y a point de véritables démonstrations. Tout l'art en est renfermé dans les seuls préceptes que nous avons dits: ils suffisent seuls, ils prouvent seuls; toutes les autres règles sont inutiles ou nuisibles. Voilà ce que je sais par une longue expérience de toutes sortes de livres et de personnes.

Et sur cela je fais le même jugement de ceux qui disent que les géomètres ne leur donnent rien de nouveau par ces règles, parce qu'ils les avoient en effet, mais confondues parmi une multitude d'autres inutiles ou fausses dont ils ne pouvoient pas les discerner, que de ceux qui cherchant un diamant de grand prix parmi un grand nombre de faux, mais qu'ils n'en sauroient pas distinguer, se vanteroient, en les tenant tous ensemble, de posséder le véritable aussi bien que celui qui, sans s'arrêter à ce vil amas, porte la main sur la pierre choisie que l'on recherche, et pour 2 laquelle on ne jetoit pas tout le reste.

2

Le défaut d'un raisonnement faux est une maladie qui se guérit par ces deux remèdes 3. On en a composé un autre d'une infinité d'her

1. L'art de raisonner avec certitude, et sans se tromper.

2. A cause de laquelle. 4. La scolastique.

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3. Les deux règles énoncées plus haut.

bes inutiles, où les bonnes se trouvent enveloppées, et où elles de meurent sans effet, par les mauvaises qualités de ce mélange. Pour découvrir tous les sophismes et toutes les équivoques des raisonnements captieux, ils ont inventé des noms barbares, qui étonnent ceux qui les entendent; et au lieu qu'on ne peut débrouiller tous les replis de ce nœud si embarrassé qu'en tirant l'un des bouts que les géomètres assignent, ils en ont marqué un nombre étrange d'autres où ceux-là se trouvent compris, sans qu'ils sachent lequel est bon.

BOSSUET.

Jacques-Bénigne Bossuet naquit le 27 septembre 1627 à Dijon. Il commença ses études au collége des Jésuites de cette ville, et les acheva à Paris, au collége de Navarre. Docteur en philosophie à seize ans, en 1643, en théologie cinq ans plus tard (1648), il fut ordonné prêtre en 1652, et investi d'un canonicat à Metz, où son père était président du Parlement. Il reparut à Paris en 1659, et prêcha le carême dans l'église des Minimes de la Place-Royale avec un succès éclatant. Pendant dix ans il fit entendre dans les églises de Paris et à la cour, une éloquence naturelle et forte, nourrie de la science des Pères. De ses sermons presque entièrement improvisés, il n'est resté que des notes jetées à la hâte sur le papier, et recueillies après sa mort. Nommé évêque de Condom en 1669, il prononça, la même, année, l'oraison funèbre d'Henriette de France, reine d'Angleterre, et en 1670, celle d'Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans. Il fut en 1670 chargé de diriger l'éducation du dauphin, pour lequel il écrivit le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, la Logique, le Discours sur l'Histoire universelle, et la Politique tirée de l'Écriture sainte. L'éducation du dauphin terminée, Bossuet prit possession du siége épiscopal de Meaux (1681). En 1682, il fut l'âme de la célèbre assemblée du clergé, qui détermina les rapports du saint-siége et de la royauté. En 1683 il prononça l'oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse; en 1685, celle

de la princesse Palatine; celle du chancelier Michel, le Tellier en 1686; en 1687, celle du prince de Condé. Il ne négligeait pas pour cela son diocèse, et composa pour l'édification des fidèles confiés à ses soins, les Méditations sur l'Évangile, les Élévations sur les mystères, les Commentaires sur les Psaumes, etc. En 1683, il entreprit de confondre les églises protestantes par le tableau de leurs dissentiments. et écrivit l'Histoire des Variations. Dans les dernières années de sa vie, il combattit énergiquement le quiétisme et les rêveries mystiques de Mme Guyon; Fénelon, un moment gagné à la doctrine séduisante du pur amour de Dieu, finit par s'incliner devant l'autorité romaine invoquée contre lui par son ardent contradicteur. Ce fut la dernière victoire de Bossuet. Il mourut de la pierre le 11 avril 1704.

On a donné plusieurs éditions complètes des ŒUVRES DE BOSSUET. La première est de 1743-53, Paris, 20 vol. in-4o. Les plus récentes sont de 1815-19, Versailles, 43 vol. in-8°; Paris, 1825, 60 vol. in-12 On a donné une foule d'éditions de ses principaux ouvrages.

VIE DE BOSSUET par le cardinal de Bausset, ↳ vol. in-8°, Paris, 1814. ÉLOGES de Bossuet, par MM. SaintMarc-Girardin et Patin.

Voir encore: M. Villemain, DISCOURS ET MÉLANGES; discours prononcé à l'ouverture du cours d'Eloquence française, décembre 1842.

Les Sermons écrits qui nous restent de Bossuet, œuvre de ses premières années, oubliés longtemps, inconnus à ses intimes amis, mutilés même par les éditeurs, ne peuvent nous donner qu'une idée bien imparfaite de l'éloquence vivante qui coulait de ses lèvres. Et pourtant, quel caractère encore dans cette lave refroidie! Ces discours sont tout pleins du dogme; l'Écriture sainte en forme comme le tissu. On croit entendre la voix des vieux prophètes et des Pères de l'Église. Ce sont là, comme il le dit lui-même, les prédicateurs invisibles qui parlent par sa bouche.

Les circonstances ouvrirent bientôt à l'éloquence de Bossuet une carrière où elle se sentit plus à l'aise. L'oraison

funèbre, en appelant l'orateur sacré près du tombeau des grands de la terre, offrit à ce superbe contempteur de la gloire humaine l'occasion d'élever jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant. En même temps elle faisait jaillir de son âme, comme pour tempérer le sublime, ces sources de tendresse compatissante, qui laissent voir l'homme dans l'apôtre, et joignent, comme le drame antique, la pitié à la terreur.

Les Oraisons funèbres de Bossuet se déroulent aux yeux de la postérité comme les pages d'une imposante histoire. Chaque discours semble n'être qu'une partie d'un vaste ensemble, où les grands événements et les personnages illustres de l'époque apparaissent tour à tour à la lueur lugubre des solennités de la mort. Il semble que la Providence les amène successivement, hommes et choses, aux pieds de l'orateur qui va les juger. Mais quelque saintes que soient les leçons données par Bossuet dans les oraisons funèbres, la vérité, sainte aussi, de l'histoire a pourtant à réclamer contre la plupart de ses appréciations. C'est l'écueil presque inévitable de ce genre d'éloquence; l'orateur est facilement entraîné à ériger en types accomplis de vertu des personnages fort éloignés de cet idéal. La conclusion est excellente, mais les prémisses sont rarement irréprochables. Aussi l'oraison funèbre est-elle, comme la tragédie classique, un genre éteint avec la société qui l'a produit. Bossuet l'a emportée dans sa tombe.

ORAISON FUNÈBRE DE LA REINE D'ANGLETERRE.

Henriette-Marie de France, le dernier enfant de Henri IV et de Marie de Médicis, née au Louvre le 25 novembre 1609, épousa Charles Ier, roi d'Angleterre, en mai 1625. Catholique, elle fut accusée d'aigrir son mari contre les protestants, et fut contrainte en 1644, pendant que l'Angleterre était déchirée par la guerre civile, de se réfugier en France. Après l'exécution de Charles Ier (1649), elle se retira dans le couvent de la Visitation, qu'elle fonda à Chaillot. Elle

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