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eust presenté ces six Bourgeois au Roy, ils s'agenouillerent, et dirent à jointes mains: «Gentil Sire Roy, veez nous ici six, qui avons esté Bourgeois de Calais, et grans marchans; si vous apportons les clefs de la ville et du chastel, et nous mettons en vostre pure voulonté, pour sauver le remanant du peuple de Calais, qui a souffert moult de griefs. Si veuillez avoir pitié et mercy de nous, par vostre haute noblesse. »

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Lors plorerent, de pitié, les Comtes, Barons, Chevaliers, et autres, qui illec' estoyent assemblés à grand nombre. Le Roy regarda sur eux tres depitement?. Car moult hayoit le peuple de Calais, pour les grands contrariétés et dommages que le temps passé sur mer luy avoit faits. Si commanda qu'on leur trenchast les testes. Tous prioyent au Roy, si acertes' qu'ils pouvoyent, qu'il en vousist avoir mercy, mais il n'y vouloit entendre. Lors Messire Gautier de Manny dit : « Haa, Gentil Sire, vueillez refrener vostre courage'; vous avez la renommee de souveraine noblesse. Or ne veuillez faire chose, parquoy elle soit amendrie, ne qu'on puisse parler sur vous en nulle vilennie. Toutes gens diroyent que ce seroit cruauté, si vous faisiez mourir si honnestes Bourgeois, qui de leur voulonté se sont mis en vostre mercy, pour les autres sauver. » A donc guigna le Roy, et dit : «Soit fait venir le coupeteste. Ceux de Calais ont fait mourir tant de mes hommes, qu'il convient ceux-ci mourir aussi. » Adonc la Royne d'Angleterre (qui estoyt moult enceinte) se meit à genoux en plorant, et dit : «< Haa, Gentil Sire, depuis que je rappassay la mer, en grand peril, je ne vous ay riens requis. Or vous prie humblement en don, que pour le fils Saincte-Marie, et pour l'amour de moy, vous veuillez avoir de ces six hommes mercy. » Le Roy la regarda, et se teut une piece, puis dit : «Haa, Dame, j'aimasse mieux que vous fussiez autre part que cy; vous me priez si acertes, que je ne vous puis éconduire; si les vous donne à vostre plaisir. Lors la Royne emmena ces six Bourgeois en sa chambre; si leur fit oster les chevestres d'entour le col, et les fit revestir, et disner tout à leur aise. Puis donna à chacun six Nobles, et les fit conduire hors de l'ost, à sauveté.

(Hist. et chronique de Messire Jehan Froissart, chap. cccxx et cCCXXI.)

BATAILLE DE POITIERS.

L'ORDONNANCE DES FRANÇAIS AVANT LA BATAILLE DE POITIERS. Quand ce vint le Dimanche au matin, le Roy de France (qui grand desir avoit de combattre les Anglois) fit en son pavillon chanter une messe solennellement, et s'accommunia luy et ses quatre fils aussi. Apres la messe dite, se tira devers luy le duc d'Orleans, le duc de Bourbon, le comte de Ponthieu, monseigneur Jaques de Bourbon,

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le duc d'Athenes, connestable de France, le comte de Tancarville, Ie comte de Salleburce, le comte de Dampmartin, le comte de Vantadour, et plusieurs autres grans barons de France, et des teneurs voisins, tels que monseigneur de Clermont, monseigneur Arnoul d'Andreghen, mareschal de France, le sire de Sainct-Venant, monseigneur Jehan de Landos, monseigneur Eustace de Ribaumont, le sire de Fiennes, monseigneur Geoffroy de Chargny, le sire de Chastillon, le sire de Suly, le sire de Neesle, messire Robert de Duras, et moult d'autres, qui y furent appelés par conseil. Là parlementerent un grand temps.Si fut adoncques ordonné que toutes manieres de gens se trairoyent sur les champs, et que chacun Sire dévelopast sa banniere, et la meist à vent au nom de Dieu et de Sainct Denis. Lors sonnerent trompettes parmi l'ost. Si s'armerent toutes gens, et monterent à cheval, et vindrent sur les champs, là ou les bannieres du Roy ventiloyent, et estoyent arrestées. Là on peut veoir grand'noblesse de belles armeures, et riches armoiries de bannières et de pennons. Car là estoit toute la fleur de France; ne nul Chevalier, n' Escuyer, n'osoit demourer à l'hostel, s'il ne vouloit estre deshonnoré. Là firent ordonner, par l'advis du connestable et des mareschaux de France, trois batailles, et en chacune seize mil Hommes-d'armes, dont tous estoyent monstrés et passés Hommes-d'armes. (Chronique de Froissart. Liv. 1, 2o part., chap. xxx.)

LE PRINCE DE GALLES ENCOURAGE SES GENS A LA BATAILLE.

Quand le prince de Galles veit que combattre luy convenoit, et que le cardinal s'en alloit sans riens exploicter, et que le roy de France petit les prisoit, il dit à ses gens : « Or, beaux Seigneurs, si nous sommes un petit nombre contre la puissance de nos ennemis, si ne nous ébahissons pour ce mie. Car la victoire ne gist pas en grand peuple, mais ou Dieu la veut envoyer. S'il advient d'avantage que la journée soit pour nous, nous serons les plus honnorés du monde. Si nous sommes morts, j'ay encores mon pere et de beaux frères, et aussi vous avez de bons amis, qui nous contrevengeront. Si vous prie que vous veuillez huy entendre à bien combattre; car s'il plaist à Dieu et à Sainct George, vous me verrez huy bon chevalier. » De ces parolles et plu sieurs autres belles raisons que le Prince remonstra ce jour à ses gens, et fit remonstrer par ses Mareschaux, ils estoyent tous reconfortés.

JEHAN CHANDOS FAIT CHEVAUCHER LE PRINCE DE GALLES
CONTRE LE ROI DE FRANCE.

Quand tous furent montés, ils se meirent ensemble, et écrierent << Sainct George, Guienne. » Monseigneur Jehan Chandos dit au prince : << Sire, Chevauchez avant; la journée est vostre. Dieu sera huy en vostre

1. Le cardinal de Périgord, qui s'était entremis pour accorder le roi de France et le prince de Galles, avant la bataille de Poitiers.

main. Adreçons nous devers notre adversaire le roy de France, car celle part gist tout le fort de la besongne. Bien say que par vaillance il ne fuyra point; si nous demourra, s'il plaist à Dieu et à Sainct George; mais qu'il soit bien combattu. Et ja avez dit qu'on vous verra huy bon chevalier. » Le Prince dit : « Jehan, allons. Vous ne me verrez huy retourner, mais toujours chevaucher avant. » Lors dit à sa bannière, « Chevauchez avant, bannière, au nom de Dieu, et de monseigneur Sainct George. » Et le chevalier, qui la portoit, fit le commandement du Prince. Illecques fut la presse et l'estour grand et perilleux, et il y eut maint homme renversé. Et sachez que, qui estoit cheut, ne se pouvoit relever, s'il n'estoit secouru, et moult bien aidé.... Le Prince et ses gens se drecerent vers la bataille du Duc d'Athenes, Connestable de France. Là eut grand froissis, et maint homme rué par terre. Là crioyent aucuns Chevaliers et Escuyers de France (qui par troupeaux se combattoyent) << Montjoye, sainct Denis, » et les Anglois crioyent < Sainct George, Guienne. »

COMMENT FUT PRIS LE ROI JEHAN.

Le roy Jehan, de son costé, fut très bon Chevalier, et, si la quarte part de ses gens luy eussent ressemblé, la journée eust esté pour eux.

Au vray dire, ceste bataille fut moult grande et perilleuse. Si y advindrent moult de beaux faits-d'armes, qui ne vindrent mie à congnoissance, et y souffrirent les combattants, d'un costé et d'autre, moult de peine. Là fit le roy Jehan, de sa main, merveilles d'armes, et tenoit une hache de guerre, dont bien se deffendoit et combattoit. A la presse rompre et ouvrir, furent prins, assez pres de luy, le comte de Tancarville, messire Jaques de Bourbon, comte de Ponthieu, et monseigneur Jehan d'Artois, comte d'Eu, et d'autre part, un petit en sus, dessous la bannière du Captal fut prins Messire Charles d'Artois, et moult d'autres Chevaliers et Escuyers. La chace de la déconfiture dura jusques es portes de Poictiers, et là eut grande occision et grand abbattis de gens et de chevaux; car ceux de Poictiers fermerent leurs portes, et ne laissoyent nul entrer dedans.... Là se combattit vaillamment, assez près du Roy, Monseigneur de Chargny. Si estoit toute la presse sur luy, pour ce qu'il portoit la souveraine bannière du Roy. Tant y survindrent Anglois et Gascons de toutes parts, que par force ils ouvrirent la presse de la bataille du Roy, et furent les Français si meslés entre leurs ennemis, qu'il y avoit bien telle fois cinq hommes sur un Gentilhomme. Là eut adonc trop grand'presse pour la convoitise de prendre le Roi Jehan, et luy crioyent ceux qui le congnoissoyent, et qui plus pres de luy estoyent: « Rendez-vous, rendez-vous, ou autrement vous estes mort.» Là avoit un Chevalier de la nation de Sainct-Omer, et estoit retenu du Roy d'Angleterre à gages, et appeloit-on iceluy Denis de Morebeque, qui par cinq ans avoit servi les Anglois, pour tant qu'il 1. Confusion, mêlée. 2. Pour ce que.

avoit, des sa jeunesse, forfait le Royaume de France par guerre d'amis' et d'un homicide qu'il avoit fait à Sainct-Omer. Si cheut adonc si bien audit chevalier 2, qu'il estoyt delez le Roy de France, et le plus prochain qui y fust, quand on tiroit ainsi à le prendre. Si se lança en la presse, à force de bras et de corps (car il estoit grand et fort) et disoit au Roy, en bon François (ou le Roy s'arresta, plus qu'aux autres):« Sire, sire, rendez-vous. » Le Roy (qui se veoit en dur parti) demanda, en regardant le chevalier : « A qui me rendray-je ? à qui? ou est mon cousin le prince de Galles? si je le veoye, je parleroye. -Sire (respondit messire Denis) il n'est pas icy; mais rendez vous à moy, et je vous meneray devers luy.—Qui êtes vous ? dit le Roy.-Sire, je suis Denis de Morebeque, un chevalier d'Artois, mais je ser le Roy d'Angleterre, pour ce que je ne puis estre au Royaume de France, pourtant que j'ay forfait tout le mien . » Lors lui bailla le Roy son dextre gand, disant: « Je me ren à vous. » Là eut grand'presse, et grans tireurs emprès le Roy. Car chacun s'efforçoit de dire : « Je l'ay prins, » et ne pouvoit le roy aller avant, ne monseigneur Philippe son moins aisné fils....

CEPENDANT LE PRINCE DE GALLES AVAIT ENVOYÉ DEUX BARONS S'ENQUÉRIR DU ROI DE FRANCE. ILS MONTÈRENT SUR UN TERTRE, POUR VOIR AUTOUR D'EUX....

Si apperçeurent une flotte de gens d'armes, tous a pié, qui venoyent moult lentement. Là estoit le Roy de France, tout à pié, en grand péril; car Anglois et Gascons en estoyent les maistres, et l'avoyent tollu à Messire Denis de Morebeque, et moult éloingné de luy, et disoyent les plus forts: « Je l'ay prins, je l'ay prins. » Mais toutes fois le Roy de France, pour échever' le péril, avoit dit : «< Seigneurs, menez moy courtoisement et mon fils aussi, devers le Prince, mon cousin, et ne vous riotez plus de ma prinse, car je suis assez grand Seigneur, pour vous faire tous riches. » Ces parolles, et autres, que le Roy leur dit, les saoula un petit mais non pourtant tousjours recommençoyent leur riote, et n'alloyent pié de terre, qu'ils ne riotassent. Quand les deux Barons dessus dits veirent cette foule de gens, si descendirent du tertre, et brocherent chevaux des esperons, celle part1o. Quand ils furent à la place, si demanderent, « qu'est-ce cy?» et on leur dit : « C'est le roy de France, qui est prins, et le veulent avoir, et chalanger", plus de dix Chevaliers et Escuyers. » A doncques les deux barons entrerent, à force, en la presse, et firent toutes manieres de gens tirer arriere, et leur commanderent de par le Prince, sur la teste, que tous se tirassent arriere, et que nul ne l'approchast, s'il n'y estoit ordonné, et commis.

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Guerre privée. - 2. Ce chevalier eut l'heureuse chance de.... 5. Près de. 4. On s'efforçait de. 5. Eu tout mon bien confisqué. 6. Enlevé. 4. Echapper à. - 8. Ne vous disputez plus.

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10. De ce côté. - 11. Réclamer.

Lors se trairent toutes gens, bien en sus du Roy, et des deux Barons, qui tantost descendirent à terre, et enclinerent le Roy tout bas; puis le conduirent, tout en paix, devers le Prince de Galles.

(Chapitres XXXVI-XLV.)

COMMENT LE PRINCE DE GALLES DONNA A SOUPER AU ROI DE FRANCE, LE JOUR DE LA BATAILLE.

Quant vint au soir, le Prince de Galles donna à soupper, en sa loge, au Roy de France, et à la plus grande partie des Princes et Barons, qui estoyent là prisonniers, et assit le Prince le Roy de France, son fils messire Philippe, messire Jaques de Bourbon, monseigneur Jehan d'Artois, le comte de Tancarville, le comte d'Estampes, le comte de Dampmartin, le comte de Graville, et le seigneur de Partenay, à une table haute et bien couverte, et tous les autres Barons et Chevaliers à autres tables. Et servoit toujours le Prince au devant de la table du Roy, et par toutes les autres tables, aussy humblement comme il pouvoit, n'oncques ne se voulut seoir à la table du Roy, pour priere que le Roy en fist; ains disoit qu'il n'estoit encore mie assez suffisant, qu'il luy appartenist de soy seoir à la table de si grand Prince, et de si vaillant homme, que le corps du Roy estoit, et luy disoit bien : « Cher Sire, ne veuillez mie faire simple chere, pourtant si Dieu n'a voulu huy consentir vostre vouloir; car certainement Monseigneur mon pere vous fera tout honneur et amitié le plus qu'il pourra, et s'accordera à vous si raisonnablement, que vous demourrez bons amis ensemble à tousjours, et m'est advis que avez grand'raison de vous éliesser, combien que la journée ne soit tournée à vostre gré. Car vous avez aujourd'huy conquis le haut nom de prouesse, et avez passé aujourd'huy tous les mieux-faisans de vostre costé. Je ne le di mie, Cher Sire, pour vous louer; car tous ceux de nostre partie, qui ont veu les uns et les autres, se sont, par pleine conscience, à ce accordés, et vous en donnent le pris et le chapelet. » A ce point commencerent tous à murmurer, et disoyent entre eux François, que noblement et à poinct le Prince avoit parlé, et disoyent qu'en luy avoit et auroit encores un gentil Seigneur, s'il pouvoit durer longuement et vivre, et en telle fortune perseverer. (Chap. XLIX).

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