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murs ne se crèvent! vers le Midi sont de grandes ténèbres, et n'y fait clair que quand le ciel se fend! nul ne le voit que moult ne s'épou vante; disent plusieurs : « C'est le définement, c'est la fin du siècle present ! » Ils ne le savent, et se trompent: c'est le grand deuil pour la mort de Roland!

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« Quel tableau!» s'écrie avec raison Geruzez en citant ce passage. « C'est, si l'on veut, l'enfance de l'art et de la langue, mais n'est-ce pas en même temps le point le plus élevé et la pleine maturité du sentiment héroïque? »

FABLIAUX.

Les Fabliaux étaient des récits assez courts, souvent gais et satiriques, quelquefois dévots. Ils sont ordinairement rimés en vers de huit syllabes, et possèdent un vrai mérite littéraire. On ignore presque toujours le nom du trouvère qui les composa. Une foule de contes répétés par toutes les littératures de l'Europe moderne se trouvent déjà parmi les naïfs fabliaux de nos Trouvères1.

Nous allons en analyser un, pour donner une idée de ce genre de composition.

LE PAYSAN MÉDECIN.

Un paysan, qui avait épousé la fille d'un chevalier, la battait regulièrement tous les matins. La demoiselle, qui goûtait assez peu ce régime, s'imagine que son mari ne la traite si durement que parce qu'il ne sait point par expérience ce que c'est que d'être battu.

Fut onques mon mari batu?

Nennil, il ne sait que coups sont.

[monde)

S'il le séust (s'il le savait) par tout le mont (pour tout au
Il ne m'en donast pas itant (autant).

Sur ces entrefaites surviennent deux envoyés du roi qui cherchent un médecin. La fille du prince est en danger de

1. Histoire de la Littérature française, page 127.

mort: une arête s'est engagée dans son gosier. La femme du paysan leur indique son mari, médecin fort habile, assure-t-elle, mais possédé d'un singulier travers il n'exerce son talent que malgré lui; il ne guérit que quand il est battu. On va donc chercher le vilain : il refuse d'aller à la cour on le bat suivant la formule; il se laisse conduire. Même procédé devant le roi, même résultat : le vilain avoue sous le bâton qu'il possède le talent de guérir. Ses contorsions font si bien rire la princesse malade que l'arête sort de son gosier et qu'elle est guérie en effet.

Après cette cure merveilleuse le paysan veut retourner à ses moutons, mais tous les malades de la cour et de la ville arrivent au palais pour profiter de sa présence. Sa clientèle grandit; ses épaules s'en aperçoivent. Alors il invente un procédé pour se délivrer à la fois de tous ses patients. Il allume un grand feu dans la cuisine où il donne ses consultations, et déclare à ses clients rassemblés qu'il ne peut les guérir à moins que le plus malade d'entre eux, mis au feu et calciné, ne lui fournisse la poudre dont il a besoin. Tous s'échappent au plus vite, et se déclarent radicalement guéris, à la grande satisfaction du roi et de toute la cour.

On voit que ce conte a fourni à Molière l'idée du Médecin malgré lui.

TROUBADOURS.

Les Troubadours étaient les poëtes de la France méridionale. Ils écrivaient dans la langue d'Oc, ou provençale. Tandis que les compositions des Trouvères étaient presque toujours des récits, celles des Troubadours furent ordinairement des chants lyriques. Leur idiome plus harmonieux, le caractère plus léger et moins patient de leur auditoire inspira aux Troubadours des chansons plus

poétiques et plus courtes, des effusions soudaines du senliment ou de l'esprit'.

Nous traduisons ici le magnifique chant de guerre composé par l'un d'entre eux, le belliqueux Bertran de Born comte de Hautefort, en Périgord, qui vécut au treizième siècle.

CHANT GUERRIER DE BERTRAN DE BORN.

Bien me sourit le doux printemps,
Qui fait venir fleurs et feuillages;
Et bien me plaît lorsque j'entends
Des oiseaux le gentil ramage.
Mais j'aime mieux quand sur le pré
Je vois l'étendard arboré,

Flottant comme un signal de guerre;
Quand j'entends par monts et par vaux
Courir chevaliers et chevaux,

Et sous leurs pas frémir la terre.

Et bien me plaît quand les coureurs
Font fuir au loin et gens et bêtes;
Bien me plaît quand nos batailleurs
Rugissent, ce sont là mes fêtes!
Quand je vois castels assiégés,
Soldats, sur les fossés rangés,
Ebranlant fortes palissades;
Et murs effondrés et croulants,
Créneaux, mâchicoulis roulants
A vos pieds, braves camarades!
Aussi me plaît le bon seigneur
Qui le premier marche à la guerre,
A cheval, armé, sans frayeur :
On prend cœur rien qu'à le voir faire.
Et quand il entre dans le champ,
Chacun rivalise en marchant,
Chacun l'accompagne où qu'il aille.
Car nul n'est réputé bien né
S'il n'a reçu, s'il n'a donné
Maint noble coup dans la bataille.

Je vois lance et glaive éclatés
Sur l'écu qui se fausse et tremble :

1. Histoire de la Littérature française, pages 133 et suivantes.

Aigrettes, casques emportés,
Les vassaux férir tous ensemble,
Les chevaux des morts, des blessés,
Dans la plaine au hasard lancés.
Allons! que de sang on s'enivre!
Coupez-moi des têtes, des bras,
Compagnons ! point d'autre embaι ras.
Vaincus, mieux vaut mourir que vivre!
Je vous le dis, manger, dormir,
N'ont pas pour moi saveur si douce,
Que quand il m'est donné d'ouïr :
«<< Courons, amis, à la rescousse! »
D'entendre parmi les halliers
Hennir chevaux sans cavaliers,
Et gens crier : « A l'aide! à l'aide!»
De voir les petits et les grands
Dans les fossés rouler mourants.
A ce plaisir tout plaisir cède.

VILLEHARDOUIN.

Geoffroi de Villehardouin, né près de Bar-sur-Aube vers 1160, maréchal de Champagne sous Thibaut V, comte de Champagne et de Brie, prit une part glorieuse à la quatrième croisade (1199), et mourut en Thessalie vers 1213. On a de lui une Histoire de la conquête de Constantinople, ou Chronique des Empereurs Baudoin et Henri de Constantinople, qui va de 1198 à 1207.

Édition de Ducange, avec traduction en français moderne, glossaire et notes (1657), reproduite par M. Buchon dans le Panthéon littéraire, avec les variantes des manuscrits et des notes extraites des contemporains.

L'œuvre de Villehardouin forme en quelque sorte la transition de l'épopée à l'histoire. Grandeur du sujet, mœurs rudes et guerrières des personnages, caractère grave et religieux du narrateur, naïveté de l'exposition, tout semble faire de l'Histoire de la conquête de Constan

tinople la suite des poëmes qui chantaient de Charlemagne et de Roland.

Les événements de la quatrième croisade sont merveilleux comme une fiction, héroïques comme une chanson de geste. L'imagination des trouvères n'avait rien rêvé de plus grand que cette conquête fortuite d'un empire par une poignée de pèlerins, à peine assez nombreux pour assiéger une des portes de sa capitale. Le grand mérite de l'historien, c'est qu'il s'identifie si bien avec son sujet, qu'il est impossible de l'en distinguer. La narration et l'événement font corps ensemble: en lisant l'une on voit l'autre. On suit tous les mouvements de l'armée, toutes les délibérations des chefs: on partage, par une vive sympathie, tous les dangers, toutes les inquiétudes, toutes les joies des pèlerins. Villehardouin fait mieux que raconter les faits, il en éprouve l'émotion et nous force à la partager. Vous n'apprenez pas seulement ce qu'il vous dit, vous le voyez avec ses yeux, vous le sentez avec son âme. Ce n'est pas qu'il embarrasse jamais son récit de ses réfléxions personnelles; il reproduit les faits nettement et sans commentaires. Son style est grave, concis. Il a une certaine roideur militaire qui tient au caractère de l'homme et à l'enfance de la langue. Les phrases sont courtes et nettes, les tournures vives et peu variées; elles ont quelque chose de l'allure brusque et anguleuse du soldat. Le maréchal, comme ses confrères les autres chanteurs héroïques, emploie les formes de la nar ration orale: Or oïez, or sachez; pourrez savoir, seigneurs; pourrez ouïr estrange prouesse. Il leur emprunte même des phrases toutes faites et passées dans le domaine public des trouvères, des transitions telles qu'on les voit à chaque instant dans les chansons de geste. Il est l'historien, poëte encore, d'un monde réel encore poétique.

SIÉGE DE CONSTANTINOPLE.

PREMIER ASSAUT.

Un joesdi maintin fu lor assauls atornez et les eschieles. Et li Vẻnisiens orent le lor appareillé par mer. Ensi fu devisiés li assaus, que

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