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DE QUELQUES USAGES

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Ly a des gens qui n'ont pas le moyen d'être nobles.

Il y en a de tels que, s'ils eussent obtenu six mois de delay de leurs creanciers, ils étoient nobles 1.

Quelques autres se couchent roturiers et se levent nobles 2.

Combien de nobles dont le pere et les aînez sont roturiers !

Tel abandonne son pere qui est connu, et dont l'on cite le greffe ou la boutique, pour se retrancher sur son ayeul, qui, mort depuis long-temps, est inconnu et hors de prise ; il montre ensuite un gros revenu, une grande charge, de belles alliances, et pour être noble il ne luy manque que des

titres.

Réhabilitations, mot en usage dans les tribu

1-2. Veterans.

naux, qui a fait vieillir et rendu gothique celuy de lettres de noblesse, autrefois si françois et si usité: se faire réhabiliter suppose qu'un homme devenu riche originairement est noble, qu'il est d'une necessité plus que morale qu'il le soit; qu'à la verité son pere a pû déroger ou par la charruë, ou par la houë, ou par la malle, ou par les livrées, mais qu'il ne s'agit pour luy que de rentrer dans les premiers droits de ses ancêtres et de continuer les armes de sa maison, les mêmes pourtant qu'il a fabriquées, et tout autres que celles de sa vaisselle d'étain; qu'en un mot, les lettres de noblesse ne luy conviennent plus, qu'elles n'honorent que le roturier, c'est à dire celuy qui cherche encore le secret de devenir riche.

Un homme du peuple, à force d'assurer qu'il a vû un prodige, se persuade faussement qu'il a vû un prodige; celuy qui continuë de cacher son âge pense enfin luy-même être aussi jeune qu'il veut le faire croire aux autres: de même le roturier qui dit par habitude qu'il tire son origine de quelque ancien baron ou de quelque châtelain dont il est vray qu'il ne descend pas a le plaisir de croire qu'il en descend.

Quelle est la roture un peu heureuse et établie à qui il manque des armes, et dans ces armes une piece honorable, des supports, un cimier, une devise, et peut-être le cry de guerre? Qu'est de

venuë la distinction des casques et des heaumes? Le nom et l'usage en sont abolis, il ne s'agit plus de les porter de front ou de côté, ouverts ou fermez, et ceux-ci de tant ou de tant de grilles; on n'aime pas les minuties, on passe droit aux couronnes, cela est plus simple, on s'en croit digne, on se les adjuge. Il reste encore aux meilleurs bourgeois une certaine pudeur qui les empêche de se parer d'une couronne de marquis, trop satisfaits de la comtale; quelques-uns même ne vont pas la chercher fort loin, et la font passer de leur enseigne à leur carosse.

Il suffit de n'être point né dans une ville, mais sous une chaumiere répandue dans la campagne ou sous une ruine qui trempe dans un marécage, et qu'on appelle château, pour être crû noble sur sa parole.

Un bon gentilhomme veut passer pour un petit seigneur, et il y parvient; un grand seigneur affecte la principauté, et il use de tant de précautions qu'à force de beaux noms, de disputes sur le rang et les préseances, de nouvelles armes et d'une genealogie que d'HOSIER ne luy a pas faite, il devient enfin un petit prince.

Les grands en toute chose se forment et se moulent sur de plus grands, qui de leur part, pour n'avoir rien de commun avec leurs inferieurs, renoncent volontiers à toutes les rubriques d'honLa Bruyère. II.

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neurs et de distinctions dont leur condition se trouve chargée, et préferent à cette servitude une vie plus libre et plus commode; ceux qui suivent leur piste observent déja par émulation cette simplicité et cette modestie : tous ainsi se reduiront par hauteur à vivre naturellement et comme le peuple. Horrible inconvenient !

Certaines gens portent trois noms de peur d'en manquer ils en ont pour la campagne et pour la ville, pour les lieux de leur service ou de leur employ; d'autres ont un seul nom dissyllabe qu'ils annoblissent par des particules dés que leur fortune devient meilleure; celuy-cy par la suppression d'une syllabe fait de son nom obscur un nom illustre ; celuy-là par le changement d'une lettre en une autre se travestit, et de Syrus devient Cyrus plusieurs suppriment leurs noms, qu'ils pourroient conserver sans honte, pour en adopter de plus beaux, où ils n'ont qu'à perdre par la comparaison que l'on fait toûjours d'eux qui les portent avec les grands hommes qui les ont portez; il s'en trouve enfin qui, nez à l'ombre des clochers de Paris, veulent être Flamans ou Italiens, comme si la roture n'étoit pas de tout païs, allongent leurs noms françois d'une terminaison étrangere, et croyent que venir de bon lieu, c'est venir de loin.

Le besoin d'argent a reconcilié la noblesse

avec la roture, et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers.

A combien d'enfans seroit utile la loy qui décideroit que c'est le ventre qui annoblit! mais à combien d'autres seroit-elle contraire!

Il y a peu de familles dans le monde qui ne touchent aux plus grands princes par une extremité, et par l'autre au simple peuple.

Il n'y a rien à perdre à être noble : franchises, immunitez, exemptions, privileges, que manque-t-il à ceux qui ont un titre? Croyez-vous que ce soit pour la noblesse que des solitaires se sont faits nobles? Ils ne sont pas si vains; c'est pour le profit qu'ils en reçoivent cela ne leur sied-il pas mieux que d'entrer dans les gabelles? je ne dis pas à chacun en particulier, leurs vœux s'y opposent, je dis même à la communauté.

Je le declare nettement, afin que l'on s'y prépare et que personne un jour n'en soit surpris: s'il arrive jamais que quelque grand me trouve digne de ses soins; si je fais enfin une belle fortune, il y a un Geoffroy de La Bruyere que toutes les croniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de France qui suivirent GODEFROY DE BOUILLON à la conqueste de la Terre-Sainte voilà alors de qui je descends en ligne directe.

1. Maison religieuse secretaire du Roy.

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