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D'où vient que les mêmes hommes, qui ont un flegme tout prêt pour recevoir indifferemment les plus grands desastres, s'échapent et ont une bile intarissable sur les plus petits inconveniens? Ce n'est pas sagesse en eux qu'une telle conduite, car la vertu est égale et ne se dément point : c'est donc un vice, et quel autre que la vanité, qui ne se réveille et ne se recherche que dans les évenemens où il y a de quoy faire parler le monde et beaucoup à gagner pour elle, mais qui se neglige sur tout le reste?

L'on se repent rarement de parler peu, tressouvent de trop parler: maxime usée et triviale que tout le monde sçait et que tout le monde ne pratique pas.

C'est se vanter contre soy-même, et donner un trop grand avantage à ses ennemis, que de leur imputer des choses qui ne sont pas vrayes et de mentir pour les décrier.

Si l'homme sçavoit rougir de soy, quels crimes non seulement cachez, mais publics et connus, ne s'épargneroit-il pas ?

Si certains hommes ne vont pas dans le bien jusques où ils pourroient aller, c'est par le vice de leur premiere instruction.

Il y a dans quelques hommes une certaine mediocrité d'esprit qui contribuë à les rendre sages.

Il faut aux enfans les verges et la ferule; il faut aux hommes faits une couronne, un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales, des hoquetons. La raison et la justice dénuées de tous leurs ornemens ny ne persuadent ny n'intimident : l'homme, qui est esprit, se mene par les yeux et les oreilles.

Timon, ou le Misantrope, peut avoir l'ame austere et farouche, mais exterieurement il est civil et ceremonieux; il ne s'échape pas, il ne s'apprivoise pas avec les hommes; au contraire, il les traite honnêtement et serieusement; il employe à leur égard tout ce qui peut éloigner leur familiarité, il ne veut pas les mieux connoître ny s'en faire des amis, semblable en ce sens à une femme qui est en visite chez une autre femme.

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La raison tient de la verité, elle est une; l'on n'y arrive que par un chemin, et l'on s'en écarte par mille; l'étude de la sagesse a moins d'étenduë que que l'on feroit des sots et des impertinens. Celuy qui n'a vû que des hommes polis et raisonnables, ou ne connoît pas l'homme, ou ne le connoît qu'à demy; quelque diversité qui se trouve dans les complexions ou dans les mœurs, le commerce du monde et la politesse donnent les mêmes apparences, font qu'on se ressemble les uns aux autres par des dehors qui plaisent reciproquement, qui semblent communs à tous, et qui font

croire qu'il n'y a rien ailleurs qui ne s'y rapporte. Celuy, au contraire, qui se jette dans le peuple ou dans la province y fait bien-tôt, s'il a des yeux, d'étranges découvertes, y voit des choses qui luy sont nouvelles, dont il ne se doutoit pas, dont il ne pouvoit avoir le moindre soupçon; il avance par des experiences continuelles dans la connoissance de l'humanité, il calcule presque en combien de manieres differentes l'homme peut être insupportable.

Aprés avoir meurement approfondi les hommes et connu le faux de leurs pensées, de leurs sentimens, de leurs goûts et de leurs affections, l'on est reduit à dire qu'il y a moins à perdre pour eux par l'inconstance que par l'opiniâtreté.

J Combien d'ames foibles, molles et indifferentes, sans de grands défauts, et qui puissent fournir à la satyre! Combien de sortes de ridicules répandus parmi les hommes, mais qui, par leur singularité, ne tirent point à consequence et ne sont d'aucune ressource pour l'instruction et pour la morale! Ce sont des vices uniques qui ne sont pas contagieux et qui sont moins de l'humanité que de la personne.

DES JUGEMENS

IEN ne ressemble plus à la vive persuasion que le mauvais entêtement : de là les partis, les cabales, les here

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sies.

J L'on ne pense pas toûjours constamment d'un même sujet l'entêtement et le dégoût se suivent de prés.

Les grandes choses étonnent, et les petites rebuttent; nous nous apprivoisons avec les unes et les autres par l'habitude.

Deux choses toutes contraires nous préviennent également, l'habitude et la nouveauté.

Il n'y a rien de plus bas et qui convienne mieux au peuple que de parler en des termes magnifiques de ceux mêmes dont l'on pensoit tresmodestement avant leur élevation.

La faveur des princes n'exclud pas le mérite, et ne le suppose pas aussi.

5 Il est étonnant qu'avec tout l'orgueil dont

nous sommes gonflez et la haute opinion que nous avons de nous-mêmes et de la bonté de nôtre jugement, nous négligions de nous en servir pour prononcer sur le mérite des autres : la vogue, la faveur populaire, celle du prince, nous entraînent comme un torrent: nous loüons ce qui est loüé bien plus que ce qui est loüable.

Je ne sçay s'il y a rien au monde qui coûte davantage à approuver et à louer que ce qui est plus digne d'approbation et de loüange, et si la vertu, le mérite, la beauté, les bonnes actions, les beaux ouvrages, ont un effet plus naturel et plus sûr que l'envie, la jalousie et l'antipathie. Ce n'est pas d'un saint dont un devot sçait dire du bien, mais d'un autre devot. Si une belle femme approuve la beauté d'une autre femme, on peut conclure qu'elle a mieux que ce qu'elle approuve; si un poëte louë les vers d'un autre poëte, il y a à parier qu'ils sont mauvais et sans consequence.

:

Les hommes ne se goûtent qu'à peine les uns les autres, n'ont qu'une foible pente à s'approuver reciproquement action, conduite, pensée, expression, rien ne plaît, rien ne contente; ils substituënt, à la place de ce qu'on leur recite, de ce qu'on leur dit ou de ce qu'on leur lit, ce qu'ils auroient fait eux-mêmes en pareille conjoncture, ce

1. Faux devot.

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