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trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir; ils leur préferent des repas, des viandes, et des amours ridicules. Celuy-là chez eux est sobre et moderé qui ne s'enyvre que de vin; l'usage trop frequent qu'ils en ont fait le leur a rendu insipide, ils cherchent à réveiller leur goût déja éteint par des eaux de vie et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau forte. Les femmes du païs précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croyent servir à les rendre belles : leur coûtume est de peindre leurs lévres, leurs jouës, leurs sourcils et leurs épaules, qu'elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignoient de cacher l'endroit par où elles pourroient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n'est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers qu'ils préferent aux naturels, et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête; il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu'on ne connoisse les hommes à leur visage. Ces peuples, d'ailleurs, ont leur dieu et leur roy les grands de la nation s'assemblent tous les jours à une certaine heure dans un temple qu'ils nomment eglise ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur dieu, où un prêtre ce

lebre des mysteres qu'ils appellent saints, sacrez et redoutables les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paroissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mysteres, et les faces élevées vers leur roy, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur appliqué. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espece de subordination, car ce peuple paroît adorer le prince, et le prince adorer Dieu. Les gens du païs le nomment ***; il est à quelques quarante-huit degrez d'élevation du pôle, et à plus d'onze cens lieuës de mer des Iroquois et des Hurons.

Qui considerera que le visage du prince fait toute la felicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vû, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints.

Les grands seigneurs sont pleins d'égards pour les princes: c'est leur affaire, ils ont des inferieurs; les petits courtisans se relâchent sur ces devoirs, font les familiers, et vivent comme gens qui n'ont d'exemples à donner à personne.

Que manque-t-il de nos jours à la jeunesse? elle peut, et elle sçait; ou du moins, quand elle sçauroit autant qu'elle peut, elle ne seroit pas plus décisive.

Foibles hommes! un grand dit de Timagene, vôtre ami, qu'il est un sot, et il se trompe; je ne demande pas que vous repliquiez qu'il est homme d'esprit, osez seulement penser qu'il n'est pas un

sot.

De même il prononce d'Iphicrate qu'il manque de cœur ; vous luy avez vû faire une belle action : rassurez-vous, je vous dispense de la raconter, pourvû qu'aprés ce que vous venez d'entendre vous vous souveniez encore de la luy avoir vû faire.

Qui sçait parler aux rois, c'est peut-être où se termine toute la prudence et toute la souplesse du courtisan : une parole échappe, et elle tombe de l'oreille du prince bien avant dans sa memoire, et quelquefois jusques dans son cœur; il est impossible de la r'avoir; tous les soins que l'on prend et toute l'adresse dont on use pour l'expliquer ou pour l'affoiblir servent à la graver plus profondément et à l'enfoncer davantage. Si ce n'est que contre nous-mêmes que nous ayons parlé, outre que ce malheur n'est pas ordinaire, il y a encore un prompt remede, qui est de nous instruire par nostre faute et de souffrir la peine de nôtre legereté; mais si c'est contre quelque autre, quel abattement, quel repentir! Y a-t-il une regle plus utile contre un si dangereux inconvenient que de parler des autres au souverain, de leurs personnes, de

leurs ouvrages, de leurs actions, de leurs mœurs ou de leur conduite, du moins avec l'attention, les précautions et les mesures dont on parle de soy?

Diseurs de bons mots, mauvais caractere; je le dirois, s'il n'avoit été dit. Ceux qui nuisent à la reputation ou à la fortune des autres plûtôt que de perdre un bon mot méritent une peine infamante; cela n'a pas été dit, et je l'ose dire.

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Il y a un certain nombre de phrases toutes faites, que l'on prend comme dans un magazin, et dont l'on se sert pour se feliciter les uns les autres sur les évenemens bien qu'elles se disent souvent sans affection et qu'elles soient reçûës sans reconnoissance, il n'est pas permis avec cela de les omettre, parce que du moins elles sont l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur, qui est l'amitié, et que les hommes, ne pouvant gueres compter les uns sur les autres pour la realité, semblent être convenus entre eux de se contenter des apparences.

Avec cinq ou six termes de l'art, et rien de plus, l'on se donne pour connoisseur en musique, en tableaux, en bâtimens et en bonne chere; l'on croit avoir plus de plaisir qu'un autre à entendre, à voir et à manger; l'on impose à ses semblables et l'on se trompe soy-même.

La cour n'est jamais dénuée d'un certain nombre de gens en qui l'usage du monde, la politesse ou

La Bruyère. II.

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la fortune tiennent lieu d'esprit et suppléent au mérite; ils sçavent entrer et sortir, ils se tirent de la conversation en ne s'y mêlant point, ils plaisent à force de se taire, et se rendent importans par un silence long-temps soûtenu, ou tout au plus par quelques monosyllabes: ils payent de mines, d'une inflexion de voix, d'un geste et d'un sourire. Ils n'ont pas, si je l'ose dire, deux pouces de profondeur si vous les enfoncez, vous rencontrez le tuff.

Il y a des gens à qui la faveur arrive comme un accident; ils en sont les premiers surpris et consternez : ils se reconnoissent enfin et se trouvent dignes de leur étoile; et, comme si la stupidité et la fortune étoient deux choses incompatibles, ou qu'il fût impossible d'être heureux et sot tout à la fois, ils se croyent de l'esprit, ils hazardent, que dis-je? ils ont la confiance de parler en toute rencontre et sur quelque matiere qui puisse s'offrir, et sans nul discernement des personnes qui les écoutent. Ajoûteray-je qu'ils épouvantent ou qu'ils donnent le dernier dégoût par leur fatuité et par leurs fadaises? Il est vray du moins qu'ils deshonorent sans ressource ceux qui ont quelque part au hazard de leur élevation.

Comment nommeray-je cette sorte de gens qui ne sont fins que pour les sots? Je sçay du moins que les habiles les confondent avec ceux qu'ils sçavent tromper.

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