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en réalité. Le scepticisme du dix-huitième siècle ne s'attachait qu'aux formes extérieures et aux dogmes surnaturels du christianisme; il en adoptait avec passion la morale et le sens social. Ce que le christianisme appelait révélation, la philosophie l'appelait raison. Les mots étaient différents sous certains rapports, le sens était le même. L'émancipation des individus, des castes, des peuples, en dérivait également. Seulement, le monde antique s'était affranchi au nom du Christ, le monde moderne s'affranchissait au nom des droits que toute créature a reçus de Dieu. Mais tous les deux faisaient découler cet affranchissement de Dieu ou de la nature. La philosophie politique de la Révolution n'avait pas même pu inventer un mot plus vrai, plus complet et plus divin que le christianisme, pour se révéler à l'Europe, et elle avait adopté le dogme et le mot de fraternité. Seulement, la Révolution française attaquait la forme extérieure de la religion régnante, parce que cette religion s'était incrustée dans les gouvernements monarchiques, théocratiques ou aristocratiques qu'on voulait détruire. C'est l'explication de cette contradiction apparente de l'esprit du dix-huitième siècle, qui empruntait tout du christianisme en politique et qui le reniait en le dépouillant. Il y avait à la fois une violente répulsion et une violente attraction entre les deux doctrines. Elles se reconnaissaient en se combattant, et aspiraient à se reconnaître plus complé

tement quand la lutte aurait cessé par le triomphe de la liberté.

Trois choses étaient donc évidentes pour les esprits réfléchis dès le mois d'avril 1794: l'une, que le mouvement révolutionnaire commencé marcherait de conséquence en conséquence à la restauration complète de tous les droits en souffrance dans l'humanité, depuis ceux des peuples devant leurs gouvernements jusqu'à ceux du citoyen devant les castes, et du prolétaire devant les citoyens; poursuivrait la tyrannie, le privilége, l'inégalité, l'égoïsme nonseulement sur le trône, mais dans la loi civile, dans l'administration, dans la distribution légale de la propriété, dans les conditions de l'industrie, du travail, de la famille, et dans tous les rapports de l'homme avec l'homme et de l'homme avec la femme; la seconde, que ce mouvement philosophique et social de démocratie chercherait sa forme naturelle dans une forme de gouvernement analogue à son principe et à sa nature, c'est-à-dire expressive de la souveraineté du peuple : république à une ou à plusieurs têtes; la troisième enfin, que l'émancipation sociale et politique entraînerait avec elle une émancipation intellectuelle et religieuse de l'esprit humain; que la liberté de penser, de parler et d'agir ne s'arrêterait pas devant la liberté de croire; que l'idée de Dieu, confinée dans les sanctuaires, en sortirait pour rayonner dans chaque conscience libre de la lumière de la

liberté même; que cette lumière, révélation pour les uns, raison pour les autres, ferait éclater de plus en plus la vérité et la justice, qui découlent de Dieu sur la terre.

VII.

La pensée humaine, comme Dieu, fait le monde à son image.

La pensée s'était renouvelée par un siècle de philosophie.

Elle avait à transformer le monde social.

La Révolution française était donc au fond un spiritualisme sublime et passionné. Elle avait un idéal divin et universel. Voilà pourquoi elle passionnait au delà des frontières de la France. Ceux qui la bornent la mutilent. Elle était l'avénement de trois souverainetés morales :

La souveraineté du droit sur la force;

La souveraineté de l'intelligence sur les préjugés; La souveraineté des peuples sur les gouverne

ments.

Révolution dans les droits : l'égalité.

Révolution dans les idées : le raisonnement substitué à l'autorité.

Révolution dans les faits : le règne du peuple. Un évangile des droits sociaux. Un évangile des devoirs. Une charte de l'humanité.

La France s'en déclarait l'apôtre. Dans ce combat

d'idées, la France avait des alliés partout, et jusque sur les trônes.

VIII.

Il y a des époques dans l'histoire du genre humain où les branches desséchées tombent de l'arbre de l'humanité, et où les institutions vieillies et épuisées s'affaissent sur elles-mêmes pour laisser place à une séve et à des institutions qui renouvellent les peuples en rajeunissant les idées. L'antiquité est pleine de ces transformations dont on entrevoit seulement les traces dans les monuments et dans l'histoire. Chacune de ces catastrophes d'idées entraîne avec elle un vieux monde dans sa chute, et donne son nom à une nouvelle civilisation. L'Orient, la Chine, l'Égypte, la Grèce, Rome ont vu ces ruines et ces renaissances. L'Occident les a éprouvées quand la théocratie druidique fit place aux dieux et au gouvernement des Romains. Byzance, Rome et l'Empire les opérèrent rapidement et comme instinctivement eux-mêmes, quand, lassés et rougissant du polythéisme, ils se levèrent à la voix de Constantin contre leurs dieux, et balayèrent, comme un vent de colère, ces cultes, ces idées et ces temples que la populace habitait encore, mais d'où la partie supérieure de la pensée humaine s'était déjà retirée. La civilisation de Constantin et de Charlemagne vieillissait à son tour, et les croyances

qui portaient depuis dix-huit siècles les autels et les trônes, s'affaiblissant dans les esprits, menaçaient le monde religieux et le monde politique d'un écroulement qui laisse rarement le pouvoir debout quand la foi chancelle. L'Europe monarchique était l'œuvre du catholicisme. La politique s'était faite à l'image de l'Eglise. L'autorité y était fondée sur un mystère. Le droit y venait d'en haut. Le pouvoir, comme la foi, était réputé divin. L'obéissance des peuples y était sacrée, et, par là même, l'examen était un blasphème et la servitude y devenait une vertu. L'esprit philosophique qui s'était révolté tout bas, depuis trois siècles, contre une doctrine que les scandales, les tyrannies et les crimes des deux pouvoirs démentaient tous les jours, ne voulait plus reconnaître un titre divin dans des puissances qui niaient la raison, qui asservissaient les peuples. Tant que le catholicisme avait été la seule doctrine légale en Europe, ces révoltes sourdes de l'esprit n'avaient point ébranlé les États. Elles avaient été punies par la main des princes. Les cachots, les supplices, les inquisitions, les bûchers avaient intimidé le raisonnement et maintenu debout le double dogme sur lequel reposaient les deux gouvernements.

Mais l'imprimerie, cette explosion continue de la pensée humaine, avait été, pour les peuples, comme une seconde révélation. Employée d'abord exclusivement par l'Église à la vulgarisation des idées ré

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