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« Sire, quand on est assez misérable pour être éloigné de vous, non seulement on est malheureux, mais on est ridicule. » Tout est sur ce ton de liberté et d'agrément. Tous les courtisans lui ont fait des merveilles1.

(Mme DE SÉVIGNÉ, 26 mai 1683.)

Une Journée à la Cour.

Je fus samedi à Versailles avec les Villars; voici comme cela va. Vous connaissez la toilette de la reine, la messe, le dîner; mais il n'est plus besoin de se faire étouffer pendant que Leurs Majestés sont à table; car à trois heures le roi, la reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, tout ce qu'il y a de princes et de princesses, Madame de Montespan, toute sa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin ce qui s'appelle la Cour de France, se trouve dans ce bel appartement du roi que vous connaissez. Tout est meublé divinement, tout est magnifique. On ne sait ce que c'est que d'y avoir chaud; on passe d'un lieu à l'autre, sans faire la presse nulle part. Un jeu de reversi donne la forme et fixe tout. Le roi est auprès de Madame de Montespan, qui tient la carte; Monsieur, la reine et Madame de Soubise; Dangeau et compagnie; Langlée et compagnie; mille louis sont répandus sur le tapis ; il n'y a point d'autres jetons. Je voyais jouer Dangeau et j'admirais combien nous sommes sots au jeu auprès de lui. Il ne songe qu'à son affaire, et gagne où les autres perdent ; il ne néglige rien, il profite de tout, il n'est point distrait; en un mot sa borne conduite défie la fortune; aussi les deux cent mille francs

1. M. de Vardes était un des courtisans favoris de Louis XIV. Il fut exilé, en 1663, à la suite d'une in

trigue, dont les Mémoires de Madame de Lafayette donnent tout le détail.

en dix jours, les cent mille écus en un mois, tout cela se met sur le livre de sa recette. Il dit que je prenais part à son jeu, de sorte que je fus assise très agréablement et très commodément. Je saluai le roi, ainsi que vous me l'avez appris ; il me rendit mon salut, comme si j'avais été jeune et belle. La reine me parla longtemps de ma maladie. Elle me dit encore quelques mots de vous. M. le Duc me fit mille de ces caresses à quoi il ne pense pas. Le maréchal de Lorges m'attaqua sous le nom du chevalier de Grignan, enfin tutti quanti. Vous savez ce que c'est que de recevoir un mot de tout ce que l'on trouve sur son chemin. Madame de Montespan me parla de Bourbon; elle me pria de lui conter Vichy, et comment je m'en étais trouvée; elle me dit que Bourbon, au lieu de guérir un genou, lui a fait mal aux deux. Je lui trouvai le dos bien plat, comme disait la maréchale de la Meilleraie; mais sérieusement c'est une chose surprenante que sa beauté; sa taille n'est pas de la moitié si grosse qu'elle était, sans que son teint, ni ses yeux, ni ses lèvres, en soient moins bien. Elle était toute habillée de point de France; coiffée de mille boucles; les deux des tempes lui tombent fort bas sur les joues; des rubans noirs sur sa tête ; des perles de la maréchale de l'Hôpital, embellies de boucles et de pendeloques de diamant de la dernière beauté, trois ou quatre poinçons, point de coiffe; en un mot une triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs.

Cette agréable confusion, sans confusion, de tout ce qu'il y a de plus choisi, dure depuis trois heures jusqu'à six. S'il vient des courriers, le roi se retire un moment pour lire ses lettres, et puis revient. Il y a toujours quelque musique qu'il écoute, et qui fait un très bon effet. Il cause avec les dames qui ont accoutumé d'avoir cet honneur. Enfin on quitte le jeu à six heures; on n'a point du tout de peine à faire les comptes. On monte donc à six heures en calèche, le roi, Madame de Montespan, Monsieur, Madame de Thianges et la bonne d'Heudicourt

sur le strapontin, c'est-à-dire comme en paradis, ou dans la gloire de Niquée1. Vous savez comme ces calèches sont faites; on ne se regarde point, on est tourné du même côté. La reine était dans une autre avec les princesses, et ensuite tout le monde attroupé, selon sa fantaisie. On va sur le canal dans des gondoles, on y trouve de la musique, on revient à dix heures, on trouve la comédie; minuit sonne, on fait media noche; 2 voilà comment se passe le samedi.

(Mme DE SÉVIGNÉ. Lettres, 29 juillet 1676.)

Un Prélat grand Seigneur.

Selon moi, le plus parfait modèle d'un grand seigneur aimable est M. le cardinal de Rohan. Quoiqu'il n'ait au fond qu'un esprit médiocre, peu d'érudition et de lecture, qu'il n'ait jamais été chargé de grandes administrations, ni traité de suite d'importantes affaires, il a un avantage marqué sur ceux qui ont le plus administré et négocié. Il n'a ni la taille ni les traits d'un prince fait pour commander les armées; mais c'est le plus beau prélat du monde; et quand il était jeune, c'était un charmant abbé de qualit. Il a soutenu ses thèses en Sorbonne avec éclat et distinction. On lui faisait sa leçon, mais il la retenait avec facilité et la débitait avec grâce. Ayant obtenu de bonne heure l'évêché de Strasbourg et le chapeau de cardinal, il a été chargé de quelques négociations, tant vis-à-vis des princes allemands qu'au conclave de Rome. Il s'en est toujours tiré avec aisance et dignité. Assurément, si quelqu'un a pu vérifier cette expression singulière et proverbiale: les gens de qualité savent tout sans

1. Princessè du roman des Amadis.

2. Repas ou collation qui se prend au milieu de la nuit.

rien apprendre, c'est lui. Sa politique a toujours été très souple. Il s'est accommodé aux temps, aux lieux, aux règnes et aux circonstances. Avec une pareille conduite, il aurait pu paraître bon, mais il a su imprimer à toutes ses actions un caractère de noblesse; de sorte que les sots l'applaudissent et les gens éclairés leur pardonnent. Il s'est, suivant les circonstances, déclaré pour la bulle Unigenitus, ou a laissé les Jansénistes penser ce qu'ils voulaient. Il s'acquitte des cérémonies d'Eglise auxquelles sa charge de grand aumônier l'oblige, de la manière la plus convenable, sans trop affecter de dévotion; aussi ne l'accuse-t-on point d'être hypocrite; et, sans qu'on puisse lui reprocher d'indécence, il représente à Strasbourg et à Saverne mieux qu'aucun prince d'Allemagne, et même que les Electeurs ecclésiastiques. Sa cour et son train sont nombreux et brillants. Avec cela, il conserve cet air de décence qu'ont les membres distingués du clergé de France et que ceux d'Allemagne et d'Italie n'observent pas. Sa politesse avec les particuliers qui viennent le soir, soit dans son évêché, soit à la Cour à Paris, est certainement plus d'habitude que de sentiment. Mais elle porte si bien le masque ou l'empreinte de l'amitié et de l'intérêt, que, même persuadé qu'elle n'est pas sincère, on s'y laisse séduire. Dès que vous arrivez, il semble qu'il ait mille choses à vous dire, à vous confier; et bientôt après il vous quitte pour courir à un autre. Mais, pendant qu'il fait tout ce qu'il lui plaît, il semble qu'il ne pense qu'à vous laisser le maître chez lui ; qu'il vous abandonne, parce qu'il craint de vous gêner et de vous importuner, tandis que ce serait vous qui le gêneriez et l'importuneriez en restant davantage. En un mot, personne ne possède mieux le talent de plaire que le cardinal de Rohan. Mais il n'appartient pas à tout le monde d'user des mêmes moyens que lui. Il n'est pas permis à tout le monde d'aller à Corinthe. Cet ancien adage peut s'appliquer à l'usage de plus d'une qualité aimable. Il y a des gens qui peuvent en négliger quelques-unes, d'autres

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qui doivent en employer autant qu'ils en peuvent rassembler. Encore ont-ils bien de la peine à réussir avec toutes les ressources que la nature leur a fournies.

(D'Argenson. Mémoires)

Les Intendants sous Louis XIV.

Les intendants, encore rares et peu puissants, ont été peu en usage avant ce règne. Le roi et plus encore ses ministres, de la même espèce que les intendants, peu à peu les multiplièrent, fixèrent leurs généralités, augmentèrent leur pouvoir. Ils s'en servirent peu à peu à balancer, puis à obscurcir, enfin à anéantir celui des gouverneurs des provinces, des commandants en chef et des lieutenants-généraux des provinces; à plus forte raison celui que les seigneurs, considérables par leur naissance et leurs dignités, avaient dans leurs terres et s'étaient acquis dans leur pays. Ils bridèrent celui des évêques à l'égard du temporel de leurs diocèses ; ils contrecarrèrent les Parlements, ils se soumirent les communautés des villes. L'autorité pécuniaire s'étend bien loin; les discussions qui naissent de toutes les sortes d'impositions et de droits, le pouvoir de taxer d'office, les moyens continuels de protéger et de mortifier grands et petits, de soulever et de maintenir ceux-ci contre les autres, dépeupla peu à peu les provinces de ce qu'il y avait de gens les plus considérables, qui ne purent souffrir ce ́nouveau genre de persécutions ni s'accoutumer à courtiser l'intendant pour éviter les affronts et les insultes par leur protection. La répartition des tailles et des autres impôts, entièrement en leur main, les rendit maîtres de l'oppression et du soulagement des paroisses et des particuliers. Quelque affaire, quelque prétention, quelque contestation qui s'élèvent entre particuliers, seigneurs cu

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