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DE Sixt on peut se rendre dans la vallée de l'Arve en franchissant une chaîne de hautes montagnes, qui s'étend 10 entre Cluses et Sallenche. Ce passage n'est guère connu

et pratiqué que des contrebandiers qui abondent dans. cette contrée. Ces hommes hardis s'approvisionnent à Martigny en Valais; puis s'acheminant, chargés de poids énormes, au travers de cols inaccessibles, ils viennent de15 scendre dans les vallées intérieures de la Savoie, pendant que les douaniers font bonne garde sur la lisière du pays.

Les douaniers sont des hommes qui ont un uniforme, les mains crasseuses et une pipe à la bouche. Assis au 20 soleil, ils fainéantent jusqu'à ce que vienne à passer une voiture, qui ne passe devant eux que par cette raison justement qu'elle ne contient pas trace de contrebande. "Monsieur n'a rien à déclarer?

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Non."

Et les voilà aussitôt, nonobstant cette réponse catégorique, qui ouvrent les valises et fourrent les susdites mains parmi le linge blanc, les robes de soie et les mouchoirs

de poche. L'État les paye pour exercer cet état. Cela m'a toujours paru drôle.

Les contrebandiers sont des hommes armés jusqu'aux dents, et toujours disposés à piquer d'une balle un douanier qui aurait l'idée d'aller se promener sur le chemin 5 qu'ils se sont réservé pour eux. Heureusement les douaniers qui se doutent de cette circonstance, ne se promènent pas, ou se promènent partout ailleurs. Cela m'a toujours paru un signe de tact chez les douaniers.

J'ai eu souvent affaire avec les douaniers.

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J'ai eu moins souvent affaire aux contrebandiers; cependant j'eus quelque rapport avec eux, le jour où je m'avisai de vouloir passer seul de Sixt à Sallenche par les montagnes dont j'ai parlé. Je m'étais fait indiquer la route une heure avant d'arriver au sommet, on côtoie 15 un petit lac nommé le lac de Gers; au delà on suit une arête de rocs qui traverse une plaine de neiges glacées; après quoi l'on redescend vers les forêts qui couronnent, du côté de Sallenche, la cascade de l'Arpenas. Au bout de trois heures d'une montée rapide, je découvris le petit 20 lac. C'est un étang encaissé entre des pentes verdoyantes qui s'y reflètent en teintes sombres, tandis que la transparence de l'onde laisse plonger le regard jusqu'aux mousses éclatantes qui, au fond, tapissent le sol. Je m'assis au bord de cette flaque, et, à l'instar de Narcisse, 25 je m'y regardais... je m'y regardais manger une aile de poulet, sans que le plaisir de contempler mon image me fît perdre un seul coup de dent.

Outre ma personne, je voyais aussi dans la flaque l'image renversée des cimes voisines, des forêts, de toute 30 la belle nature enfin, y compris deux corbeaux qui, volant au plus haut des airs, me paraissaient, dans ce miroir, voler au plus profond des antipodes. Pendant que je

m'amusais à considérer ce spectacle, une tête d'homme, ou de femme, ou de bête, tout au moins quelque chose ayant vie, me parut avoir bougé sur le penchant d'un mont. C'était celui que j'allais gravir. Je levai subite5 ment les yeux pour y reconnaître l'objet lui-même, mais je ne vis plus rien, en sorte qu'attribuant ce phénomène à quelque ondulation de la surface de l'eau, je me remis en route, bien persuadé que je me trouvais seul dans la contrée. Toutefois, persuadé également que j'avais vu 10 quelque chose, je m'arrêtais de temps en temps pour regarder de côté et d'autre, et, quand je fus voisin de l'endroit où j'avais cru apercevoir la tête, je fis avec précaution le tour de quelques rocs, et je redoublai de circonspection.

15 On m'avait fait, en bas, une histoire au sujet du couloir de rochers que je gravissais dans cet instant. C'est, je crois, l'heure de la dire. Dix-huit contrebandiers, chargés chacun d'un sac de poudre de Berne, passaient par là. Le dernier en rang s'aperçut que son sac s'allégeait 20 sensiblement, et il était déjà tout disposé à s'en féliciter, lorsqu'il vint à se douter ingénieusement que l'allégement avait peut-être lieu aux dépens de la charge. Ce n'était que trop vrai, une longue traînée de poudre se voyait sur la trace qu'il avait suivie. C'était une perte, 25 mais surtout c'était un indice qui pouvait trahir la marche de la troupe et compromettre ses destinées. Il cria halte, et à ce cri les dix-sept autres s'assirent en même temps sur leurs sacs, pour boire un coup d'eau-de-vie et s'essuyer le front.

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Pendant ce temps, l'autre, l'ingénieux, rebroussait jusqu'à l'origine de sa traînée de poudre. Il y atteignit au bout de deux heures de marche, et il y mit le feu avec sa pipe: c'était pour détruire l'indice. Deux mi

nutes après, il entendit une détonation superbe, qui, se répercutant contre les parois de ces montagnes, roulant par les vallées et remontant par les gorges, lui causa une surprise merveilleuse : c'étaient les dix-sept sacs qui, rejoints par la traînée, sautaient en l'air, y compris les 5 dix-sept pères de famille assis dessus. Sur quoi, je remarque deux choses.

La première, c'est que cette histoire est une vraie histoire, agréable et récréative, suffisamment vraisemblable, prouvée par la tradition, et par le couloir qui 10 subsiste toujours, comme chacun peut aller s'en assurer. Je la tiens pour aussi certaine que le passage d'Annibal par le mont du petit Saint-Bernard. Comment prouvet-on le passage d'Annibal par le petit Saint-Bernard? On commence par vous montrer une roche blanche au pied 15 du mont; après quoi l'on vous démontre que c'est celle que le Carthaginois, arrivé au sommet, fit fondre dans. du vinaigre.

La seconde chose que je remarque, c'est que, dans cette histoire, dix-sept hommes périssent; mais remar-20 quez bien, il en reste pour porter la nouvelle. C'est là, si je ne m'abuse, le signe, le criterium d'une histoire modèle; car, dans une bataille, un désastre, une catastrophe, que peu périssent, c'est mesquin; que tous périssent, c'est nuit close. Mais que du beau milieu d'une 25 immense déconfiture, un, un seul en réchappe, et tout justement pour porter la nouvelle, c'est l'exquis du genre et la joie de l'amateur. Et c'est pourquoi l'histoire, tant la grecque que la romaine et la moderne, est riche en traits tout pareils.

Il faisait fort chaud dans mon couloir; toutefois à cette élévation, la chaleur est tempérée par la vivacité de l'air; d'ailleurs la beauté du spectacle que l'on a sous

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les yeux captive l'âme et fait oublier les petites incommodités qui, dans une plaine ingrate, paraissent quelquefois si intolérables. En me retournant, je voyais de fort près le dôme de glace du mont Buet... je crus voir 5 aussi, pas bien loin, quelque chose qui bougeait derrière les derniers sapins que j'avais dépassés; j'allai m'imaginer que ce pouvait être les pieds dont j'avais vu la tête, en sorte que je continuai de marcher avec une croissante circonspection.

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Malheureusement je suis né très peureux; je déteste le danger où les héros se plaisent, dit-on; et je me cachai parmi les rochers pour observer de là ce qui se passait sur mes derrières.

J'observais depuis une demi-heure environ (c'est très 15 fatiguant d'observer), quand un homme de mauvaise mine se hasarda à sortir doucement de derrière les sapins. Il regarda longtemps dans la direction des rochers parmi lesquels j'étais caché, puis il frappa deux fois des mains. A ce signal, deux autres hommes parurent, et tous les 20 trois, chargeant un gros sac sur leurs épaules, se mirent à monter tranquillement, en fumant leurs pipes qu'ils rallumèrent. Ils arrivèrent bientôt ainsi à l'endroit même où j'observais, tapi contre terre, et ils s'assirent sur leurs sacs, précisément comme les dix-sept. Par 25 malheur, ils me tournaient le dos.

Ces mes

J'eus tout le loisir de faire mes remarques. sieurs me parurent bien armés. Ils avaient entre eux trois une carabine et deux pistolets, sans compter le gros sac, que mon imagination, fidèle aux leçons de l'histoire, 30 ne manqua pas de remplir de poudre de Berne. Et je frémissais déjà à l'idée de quelque traînée, lorsque l'un d'eux, s'étant levé pour s'éloigner de quelques pas, déposa sur son sac sa pipe tout allumée. A cette vue je

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