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encore, tous mes cavaliers marchaient à pied. J'aurais bien voulu pouvoir les imiter; mais ma blessure s'y opposant, je fis prendre un traîneau auquel on attela un de mes chevaux. La vue de ce nouveau véhicule m'inspira l'idée de sauver par ce moyen mes malades devenus nom-5 breux, et comme en Russie il n'y a pas de si pauvre habitation dans laquelle on ne trouve un traîneau, j'en eus bientôt une centaine, dont chacun, traîné par un cheval de troupe, sauvait deux hommes. Cette manière d'aller parut si commode au général Castex, qu'il m'autorisa 10 à placer tous les autres cavaliers en traîneaux. M. le chef d'escadron Monginot, devenu colonel du 24o de chasseurs, ayant reçu la même autorisation, tout ce qui restait de notre brigade attela ses chevaux et forma une caravane qui marchait avec le plus grand ordre.

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Vous croyez, sans doute, qu'en marchant ainsi nous paralysions nos moyens de défense; mais détrompez-vous, car sur la glace nous étions bien plus forts avec des traîneaux qui passent partout et dont les brancards soutiennent les chevaux, que si nous fussions restés en selle 20 sur des montures tombant à chaque pas !

La route étant couverte de fusils abandonnés, nos chasseurs en prirent chacun deux et firent aussi ample provision de cartouches, de sorte que, lorsque les Cosaques se hasardaient à nous approcher, ils étaient reçus par une 25 mousqueterie des plus vives, qui les éloignait promptement. D'ailleurs, nos cavaliers combattaient à pied au besoin; puis, le soir, nous formions avec les traîneaux un immense carré, au milieu duquel nous établissions nos feux. Le maréchal Ney et le général Maison venaient 30 souvent passer la nuit en ce lieu, où il y avait sécurité, puisque l'ennemi ne nous suivait qu'avec des Cosaques. Ce fut sans doute la première fois qu'on vit faire

l'arrière-garde en traîneaux; mais la gelée rendait tout autre moyen impraticable, et celui-ci nous réussit.

Nous continuâmes donc à couvrir la retraite jusqu'au 13 décembre, où nous revîmes enfin le Niémen et 5 Kowno, dernière ville de Russie. C'était par ce même lieu que, cinq mois plus tôt, nous étions entrés dans l'empire des Czars. Combien les circonstances étaient changées depuis !... Quelles pertes immenses l'armée française avait éprouvées !

10 A son entrée dans Kowno avec l'arrière-garde, le maréchal Ney trouva pour toute garnison un faible bataillon de 400 Allemands, qu'il joignit aux quelques troupes qui lui restaient, afin de défendre la place le plus longtemps possible et de donner ainsi aux malades 15 et blessés la facilité de s'écouler vers la Prusse. En apprenant l'arrivée de Ney, le roi Murat s'éloigna pour gagner Gumbinnen.

Le 14, les Cosaques de Platow, suivis de deux bataillons d'infanterie russe, placés ainsi que plusieurs 20 canons sur des traîneaux, parurent devant Kowno, qu'ils attaquèrent sur plusieurs points. Mais le maréchal Ney, secondé par le général Gérard, les repoussa et se maintint dans la ville jusqu'à la nuit. Alors, il nous fit traverser le Niémen sur la glace et quitta le dernier le 25 territoire russe ! Nous étions en Prusse, en pays allié !

LE GÉNÉRAL BARON DE MARBOT.

LES SOUVENIRS DU PEUPLE.

On parlera de sa gloire

Sous le chaume bien longtemps.
L'humble toit, dans cinquante ans,
Ne connaîtra plus d'autre histoire.

Là viendront les villageois
Dire alors à quelque vieille :
Par des récits d'autrefois,
Mère, abrégez notre veille.

Bien, dit-on, qu'il nous ait nui,
Le peuple encor le révère,
Oui, le révère.

Parlez-nous de lui, grand'mère;
Parlez-nous de lui.

Mes enfants, dans ce village,
Suivi de rois, il passa.

Voilà bien longtemps de ça:

Je venais d'entrer en ménage.

A pied grimpant le coteau
Où pour voir je m'étais mise,
Il avait petit chapeau
Avec redingote grise.
Près de lui je me troublai,

Il me dit: Bonjour, ma chère,
Bonjour, ma chère.

Il vous a parlé, grand'mère !
Il vous a parlé !

L'an d'après, moi, pauvre femme,
A Paris étant un jour,

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Chacun disait: Quel beau temps !

Le ciel toujours le protège.
Son sourire était bien doux;
D'un fils Dieu le rendait père,
Le rendait père.

-Quel beau jour pour vous, grand'mère !
Quel beau jour pour vous!

Mais, quand la pauvre Champagne
Fut en proie aux étrangers,
Lui, bravant tous les dangers,
Semblait seul tenir la campagne.
Un soir, tout comme aujourd'hui,
J'entends frapper à la porte;
J'ouvre, bon Dieu! c'était lui
Suivi d'une faible escorte.
Il s'asseoit où me voilà,
S'écriant: Oh! quelle guerre !
Oh! quelle guerre !

Il s'est assis là, grand'mère !
Il s'est assis là !

J'ai faim, dit-il; et bien vite
Je sers piquette et pain bis;
Puis il sèche ses habits,
Même à dormir le feu l'invite.

Au réveil, voyant mes pleurs,
Il me dit: Bonne espérance!
Je cours de tous ses malheurs,
Sous Paris venger la France.

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